Survivants de traversées longues de plusieurs jours en mer, les migrants qui débarquent en Calabre ne cachent pas leur soulagement. Beaucoup disent avoir pensé à la mort sur les bateaux surchargés dans lesquels ils ne pouvaient pas faire le moindre mouvement, faute de place. Des Égyptiens ont raconté leur traversée.
Crotone (Italie).
Un grand sourire et des yeux qui pétillent. Quelques jours après avoir débarqué en Italie, Mahmoud Ahmad Saad ne touche plus terre. Cet Égyptien de 39 ans a survécu à une traversée de cinq jours en mer Méditerranée depuis la Libye. « Je suis heureux et reconnaissant », dit-il. Son destin s’ouvre à présent devant lui.
À Crotone, dans l’extrême sud de la botte italienne, où il est hébergé dans le centre d’accueil Sant’Anna, nombre d’exilés ont, comme lui, un visage lumineux. Ces hommes viennent de fouler pour la première fois le sol européen, concrétisant des projets de migration parfois vieux de plusieurs années. Ils ne sont pas encore désillusionnés, frustrés ou découragés, comme le deviennent souvent ceux qui se frottent aux systèmes d’accueil, aux lois sur l’asile et aux politiques d’intégration des différents pays européens. Pour l’instant, Mahmoud Ahmad Saad et les autres savourent simplement le fait d’être en vie.
La Calabre, terre de l’autre côté de la Méditerranée où les migrants sont « bien traités »
Car tous savent qu’ils ont frôlé la mort. « On était 476 personnes sur un gros bateau de pêche », raconte Mahmoud Ahmad Saad, fin septembre, à l’intérieur du centre où il mène désormais une vie aussi calme que possible. « Je ressentais la mort à bord. Autour de moi, des hommes vomissaient. » Un autre Égyptien, également prénommé Mahmoud et âgé, lui, de 24 ans, ne dit pas autre chose : « J’ai eu l’impression de revenir à la vie quand je suis arrivé en Italie. La traversée, c’était comme une mort lente. »
En pleine Méditerranée, le moindre souci peut s’avérer fatal. Ces dernières semaines, plusieurs embarcations à la dérive ont été recensées sur la route de la Calabre, comme on appelle ce chemin maritime, de plus en plus emprunté, menant des côtes turques ou libanaises à cette accueillante région italienne. Certains passagers de ces embarcations à la dérive meurent de faim et de soif, comme ce fut le cas pour six Syriens, dont trois enfants, partis de Turquie mi-septembre. Quelques jours plus tard, le 24 septembre, une tragédie retentissante est survenue sur cette route : un naufrage près des côtes syriennes a fait au moins 94 morts. Mais les drames surviennent aussi au départ des côtes africaines. Le 10 octobre, huit corps de migrants ont été découverts au large de Zarzis, dans le sud de la Tunisie, victimes potentielles d’un naufrage survenu deux semaines plus tôt.
« La nuit, on était plongés dans l’obscurité »
Le mal de mer, le manque de nourriture, la fatigue et la peur. À Crotone, tous racontent des journées en mer terribles au cours desquelles ils étaient les témoins passifs et statiques d’une traversée à l’issue incertaine.
« Je restais assis, sans bouger. De toute façon, c’était impossible de bouger. La nuit, je ne dormais pas. J’étais immobile », continue Mahmoud Ahmad Saad. « Durant le voyage, on n’avait que de l’eau et des dattes. Mais avec le mal de mer, on ne pouvait de toute façon rien boire ni manger », détaille de son côté Ahmed, un chauffeur routier de 43 ans à l’imposante carrure. Lui aussi est parti de Libye, depuis la ville de Tobrouk, à 4h du matin. Il est resté sur l’eau trois jours et demi avant d’être secouru par les garde-côtes italiens. « La nuit, on était plongés dans l’obscurité. Chacun restait assis là où il s’était posé en arrivant, car il n’y avait pas moyen de se déplacer. »
Les migrants arrivent en Calabre depuis la Libye surtout. Dans ce cas-là, ils naviguent à bord de voiliers. Ils peuvent aussi venir de plus loin, de la Turquie ou du Liban, moyennant alors de gros bateaux de pêche en bois.
« Sans eux, on ne serait plus là » : en Calabre, un petit village survit grâce aux migrants
« Au début, quand on est parti de Libye, on a embarqué sur un petit bateau », explique Ahmed. « Après 45 minutes de navigation, on a rejoint un bateau plus grand sur lequel ils [les passeurs, ndlr] nous ont fait monter. Ce bateau avait deux étages. À bord, on a été mis dans différentes pièces. On était environ 370. »
« Les migrants ne sont pas autorisés à aller sur le pont »
Sur les voiliers en provenance de Libye, il n’est pas rare que les migrants soient parqués à l’intérieur, par dizaines, dans des espaces exigus. « Ils ne sont pas autorisés à aller sur le pont », détaille Ignazio Mangione, un responsable de la Croix-Rouge qui intervient lors des débarquements de migrants. Il décrit une stratégie des passeurs. « De cette manière, les migrants ne sont pas visibles et le bateau peut passer pour une embarcation de touristes » aux yeux d’éventuels autres plaisanciers ou navires marchands croisés en chemin. « En moyenne, ils restent serrés les uns contre les autres pendant quatre à sept jours. »
À leur arrivée, les migrants ayant survécu à ces traversées présentent des problèmes de santé récurrents. Ils souffrent de brûlures, causées par le soleil ou par des fuites d’essence, et de déshydratation, explique Giovanni Perna, coordinateur de Médecins sans frontières (MSF). Les problèmes de circulation de sang sont aussi fréquents, après plusieurs jours passés en position assise, tout comme ceux liés à la constipation, les passagers ayant dû se retenir de faire leurs besoins.
Outre l’inconfort physique, les survivants évoquent à demi-mot l’isolement qu’ils ont ressenti au milieu de la mer. « Quand on naviguait, on a croisé un gros bateau de pêche, commente Mahmoud Ahmad Saad, mais il ne s’est pas arrêté. » En Méditerranée, c’est en effet le chacun pour soi qui prime. Les « conducteurs » des embarcations, ces personnes chargées par les passeurs de prendre la barre en échange généralement d’une traversée gratuite, sont par ailleurs décrits comme des individus désolidarisés du groupe qui dépend pourtant d’eux. « Il y avait trois conducteurs à bord de notre bateau. À notre arrivée en Italie, ils ont tous disparu », continue le rescapé.
Selon Ignazio Mangione, il arrive que les conducteurs détruisent intentionnellement les moteurs des bateaux une fois arrivés dans les eaux italiennes. Ils les jettent alors par-dessus bord en même temps que les GPS et les téléphones. Les conducteurs peuvent ainsi se fondre dans la masse des migrants, sans risquer les sanctions qui visent particulièrement ceux qui occupent ce rôle.
Dans l’enceinte du centre Sant’Anna, Mahmoud Ahmad Saad sort, lui, du lot. « Il est toujours là pour aider les autres, pour rendre service », dit-on de lui. Il veut apprendre l’italien, trouver du travail, rencontrer des gens. Sur terre, il n’est plus ni immobile, ni passif.