Abdulahman, Oumar et Aboubacar n’aiment pas la mer. Pour ces trois jeunes exilés, arrivés seuls en France, l’évocation de l’eau ravive les images de leurs périlleuses traversées en Méditerranée, ou sur la route des Canaries. Afin que cette peur se transforme en plaisir, une seule solution pour l’association Le Temps partagé, basée à Quimper : prendre le large. Reportage.
L’atmosphère est paisible en cet fin d’été sur le quai de l’Ile-Tudy, petite bourgade balnéaire située dans le Finistère, à l’ouest de la Bretagne. Les vacanciers tardifs et les locaux déjeunent en terrasse, les promeneurs profitent des derniers rayons de soleil avant l’automne. Sur le quai, face aux bateaux, l’angoisse qui envahit Abdulahman tranche avec la sérénité ambiante. Le jeune Guinéen de 16 ans, arrivé dans la région il y a trois semaines, triture nerveusement un petit paquet chips. Acheté il y a seulement quelques minutes, son emballage est, déjà, complètement froissé.
Comme deux autres adolescents ce jour-là, Abdulahman s’apprête à embarquer dans le Tanganyka, le bateau à moteur blanc de Gaël et Sylvie. Ces deux bretons d’adoption sont bénévoles au sein de l’association Le Temps partagé, qui accompagne les mineurs non accompagnés de Quimper. À leur arrivée dans la ville, ces jeunes sont hébergés, par petits groupes de deux ou trois, dans des chambres de l’hôtel Le Dupleix, en centre-ville. Dans ce bâtiment un peu désuet au bord du fleuve Odet, coincé entre le Conseil général de Bretagne et la préfecture, les journées sont longues pour les jeunes exilés, qui attendent la reconnaissance de leur minorité par le Conseil départemental du Finistère.
En janvier, son président Maël Le Calan avait annoncé avoir signé, avec la préfecture, un protocole visant à accélérer la procédure. Mais dans les faits, les délais d’attente sont extrêmement aléatoires : les jeunes peuvent patienter quelques semaines, souvent plusieurs mois. Certains atteignent même la majorité sans n’avoir jamais reçu de réponse des autorités, d’après les bénévoles du Temps partagé. Une attente qui génère stress, anxiété et ennui pour ces adolescents, déjà très fragilisés par leur parcours d’exil. L’association, en leur proposant des sorties et activités sportives diverses, s’efforce de leur rendre cette période un peu moins difficile.
À voir le sourire d’Oumar, confortablement installé sur le Tanganyka, les efforts des bénévoles portent leurs fruits. Peu bavard sur le chemin qui le conduisait au petit port, le jeune Sénégalais de 17 ans discute désormais tranquillement à l’arrière du bateau. Lorsque Gaël lui propose de prendre la place du capitaine, il s’installe, déterminé, à la barre. L’expérience en mer de l’adolescent se résume pourtant à une périlleuse traversée dans l’océan Atlantique, vers les îles Canaries.
« Cette activité, ça leur fait voir autre chose que l’hôtel, mais c’est aussi un moyen de les réconcilier avec l’océan, explique Gaël. Ici, on est entouré d’eau. C’est trop triste que ces jeunes ne puissent pas en profiter. »
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L’idée des sorties en mer pour les migrants a germé dans l’esprit des bénévoles il y a un an. Gaël et Sylvie se promènent alors sur les quais de l’Ile-Tudy, en compagnie d’amis et d’un exilé que ces derniers hébergent. « Le jeune était pétrifié. Il rasait les murs. Ça nous a vraiment touché, on s’est dit avec Sylvie qu’il fallait faire quelque chose. »
Le couple, passionné par la navigation, vend son voilier. Et avec l’argent récolté, auquel s’est ajouté un soutien financier familial, achète un bateau à moteur, « plus adapté aux jeunes et à leur appréhension ».
« Je ris pour masquer mon stress »
Lorsqubarcation s’engage au large, sa vitesse rend le courant imperceptible. Sylvie prend tout de même soin d’avertir le trio lorsque des vagues viennent faire tanguer le Tanganyka, au passage d’un autre bateau. Après Oumar, c’est à Aboubacar que revient la responsabilité de mener l’embarcation. « Conduire, c’est rassurant pour eux. Ils ont le sentiment de mieux contrôler la situation. C’est pour ça qu’on le leur propose assez rapidement, pour qu’ils puissent profiter au plus vite de la sortie », indique Sylvie. Casquette vissée sur la tête, Aboubacar prend sereinement la barre et écoute attentivement les indications de navigation dictées par Sylvie. Comme Oumar, le jeune Guinéen qui a quitté Conakry en octobre 2021, semble à l’aise.
« Je ne le montre pas c’est vrai, mais je ne me sens pas très bien. Je ris pour masquer mon stress, confie-t-il. C’est pour ça que je suis venu aujourd’hui, pour combattre ma peur. » À l’instar de ses camarades, la mer ravive en lui de mauvais souvenirs.
À la fin de l’hiver dernier, le jeune exilé a pris place dans un canot en bois avec une trentaine d’autres personnes depuis une plage de Sfax, en Tunisie. L’embarcation, partie pour Lampedusa, a dérivé pendant trois jours. « On n’avait pas de nourriture, et un tout petit peu d’eau. Mais j’étais tellement mal sur le bateau qu’à la minute où j’ai bu, j’ai tout vomi. » Finalement secouru par les garde-côtes italiens, Aboubacar garde en mémoire des images « terribles » de cette traversée. « Je faisais partie des trois personnes qui n’avaient pas de gilet de sauvetage, alors que je ne sais pas nager. Je m’en suis remis à Dieu. Car une fois parti, c’est trop tard, on ne peut pas faire marche arrière. »
Derrière la timonerie – le compartiment abrité où se trouvent les outils de navigation, un petit salon et une cabine – Abdulahman s’initie, lui, à la pêche. Le Guinéen manipule avec intérêt l’appât en plastique en forme de petit poisson, au bout de la ligne. Lorsque Sylvie lui montre la photo d’un bar de plusieurs kilos attrapé il y a quelques jours, ses yeux s’écarquillent.
Après la partie de pêche, chacun reprend sa place sur la banquette à l’arrière du bateau, qui fonce vers le port de pêche de Loctudy, en face de l’Ile-Tudy. La sortie en mer prend des airs de croisière commentée, alors que l’embarcation serpente tranquillement au milieu des chalutiers, rythmée par les explications de Gaël. Les jeunes exilés écoutent attentivement, en se régalant des palets bretons faits maison offerts par le bénévole. De temps à autre, il interrompt son récit pour répondre aux questions du trio sur les espèces de poissons pêchés. « Une langoustine ? C’est comme une grosse crevette, explique Sylvie à Oumar. Tu connais ça, il y en a au Sénégal, non ? » Un pêcheur de retour en mer, salopette jaune et cigarette fumante au coin des lèvres, salue le petit groupe.
De retour au port de plaisance, personne ne contredit Gaël, qui propose de rester stationner là, au calme, « encore un peu ». Aboubacar et Oumar passent à l’avant du bateau, accessible par un étroit passage sur le bord. Les deux adolescents s’étendent sur le dos, profitent du soleil et font des photos. Abdulahman, à l’arrière, reprend la canne à pêche et lance habilement la ligne un peu plus loin, dans un geste assuré. Si la sortie en bateau lui a au départ rappelé « des mauvaises choses », le jeune homme a su « prendre sur [lui] », pour finalement profiter de cette journée.
Son dernier contact avec la mer remonte à l’année dernière, lorsqu’il embarque depuis Laâyoune, dans le sud du Maroc, pour les Canaries avec deux membres de sa famille. Après une traversée très difficile, le jeune exilé est secouru plusieurs heures plus tard avec d’autre passagers, au large de Lanzarote. Mais ses proches, eux, « sont restés dans l’eau ».
Sur le Tanganyka, l’adolescent remonte la ligne à l’aide du moulinet. L’appât est toujours là, et déclenche un éclat de rire. Le petit paquet de chips, sur lequel Abdulahman passait ses nerfs il y a seulement quelques heures, est désormais posé loin derrière lui, comme un vieux souvenir.