Expulsions : à Chypre, le gouvernement fait tout pour « maximiser les retours »

Expulsions : à Chypre, le gouvernement fait tout pour « maximiser les retours »

18 décembre 2023 Non Par Fatou Kane

Justin, Chazel, et Igor ont tous les trois été expulsés de Chypre, comme des milliers d’autres migrants depuis deux ans. Si cette île de la Méditerranée se dit « débordée » par les nombreuses arrivées d’exilés, elle a préféré, ces dernières années, concentrer ses moyens sur les renvois dans les pays d’origine, plutôt que sur l’accueil.

Dans cet avion de la compagnie Egypt Air qui le conduit à Kinshasa, en République démocratique du Congo (RDC), l’angoisse monte à mesure que les heures passent pour Justin*. Dans quelques heures, il sera de retour dans son pays d’origine, quelques semaines seulement après l’avoir quitté pour Chypre, en Europe.

La veille, il était encore dans le centre de rétention de Lakatamia, près de Nicosie. C’est là qu’il a été transféré après son arrestation pour participation – à tort selon lui – à des heurts perpétrés dans l’unique centre de réception pour demandeurs d’asile de l’île de Pournara. À Lakatamia, « un monsieur de l’Immigration venait tous les jours pour nous pousser, moi et d’autres migrants, à signer un papier de retour volontaire. Au début on a refusé, raconte-t-il aujourd’hui à InfoMigrants depuis une église de la capitale congolaise où il se cache, « par crainte pour [sa] vie ». « Et puis, ce même agent nous a dit que si on ne signait pas, on serait envoyé en prison. Et qu’après la peine, on serait de toute façon expulsé. Alors on s’est senti coincé. Et on a signé ».

À son arrivée à Kinshasa, Justin est perdu. « Je n’avais pas du tout prévu de rentrer alors, sur place, je n’avais nulle part où aller. Ma première nuit, je l’ai passé sur un trottoir, à l’extérieur de l’aéroport ».

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Les expulsions comme celle vécue par Justin sont de plus en plus nombreuses à Chypre. Le 24 novembre, trois avions avec 42 exilés à bord ont décollé de l’aéroport de Larnaca, en direction des différents pays d’origine des passagers.

Depuis le début de l’année 2023, 9 075 migrants au total ont été rapatriés dans leur pays d’origine, principalement au Nigeria, en RDC et au Cameroun, via un programme de retour volontaire ou par expulsion forcée. Ils étaient 7 500 en 2022 et un peu plus de 2 000 en 2021. Des chiffres qui placent l’île méditerranéenne au premier rang des pays de l’UE en terme d’expulsions, proportionnellement au nombre de demandeurs d’asile sur son territoire, a annoncé le ministère de l’Intérieur en octobre dernier.

Des moyens alloués au retour, plutôt qu’à l’accueil

Pour de nombreux candidats à l’exil, Chypre constitue une des portes d’entrée de l’Union européenne. D’après le Haut-commissariat aux réfugiés des Nations unies (HCR), fin septembre 2023, 26 995 demandeurs d’asile étaient en attente d’une réponse auprès du service de l’Asile, dont un tiers ayant déposé leur dossier cette même année. Fin 2022, un peu plus de 29 000 demandes étaient en attente, et quelque 13 000 en 2021.

Face à cette situation, les autorités se disent « débordées ». Alors que le pays a accueilli sur son sol 18 836 Ukrainiens depuis le début de l’offensive russe, la prise en charge des demandeurs d’asile originaires de pays extra-européens, elle, pèche. Attente interminable des dossiers d’asile, absence d’hébergements dédiés, et allocations versées au compte-goutte … le quotidien de la majorité des exilés s’apparente parfois à un cauchemar. Pourtant, les moyens alloués à l’accueil des exilés sont sporadiques. Les autorités les concentrent plutôt sur la politique de retour, que dans l’accueil.

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En trois ans, elles ont multiplié les outils favorisant les expulsions forcées d’abord. Depuis novembre 2020, un arrêté d’expulsion est automatiquement prononcé lors d’un rejet de la demande d’asile, même si le recours en justice est encore possible. Et ce, alors même que le taux de rejet à Chypre est considérable : en 2022, il s’élevait à 93% pour 22 182 demandes, d’après une étude du Cyprus Refugee Council publié en avril 2023. Le HCR souligne par ailleurs dans un rapport « les difficultés que les demandeurs d’asile rencontrent pour accéder aux procédures d’appel ».

Chypre s’est aussi doté en 2021 d’un centre de rétention pour demandeurs d’asile déboutés à Limnes, dans le sud de l’île. En août dernier, le gouvernement a annoncé d’importants travaux d’agrandissement afin d’accélérer encore le retour des exilés dans leur pays d’origine. D’ici 24 mois, la structure, cofinancée par l’UE et la République de Chypre, comptera 1 000 places. Pour le ministre de l’Intérieur Constantinos Ioannou, « l’absence » jusqu’ici sur le territoire « d’un tel lieu constitue un obstacle à la réalisation de retours systématiques ».

Le centre de Limnes, dans le sud de Chypre, accueillent les demandeurs déboutés du droit d'asile. Crédit : gouvernement de Chypre
Le centre de Limnes, dans le sud de Chypre, accueillent les demandeurs déboutés du droit d’asile. Crédit : gouvernement de Chypre

Ces expulsions forcées se font parfois au détriment de la sécurité des exilés. En août, le HCR s’est déclaré « extrêmement préoccupée » par le retour de plus de 100 ressortissants syriens de Chypre vers le Liban. Et ce, alors que de tels transferts peuvent entraîner le renvoi de personnes vers la Syrie, où les migrants « pourraient être confrontés à un risque de persécution, de torture, de peines ou de traitements cruels, inhumains ou dégradants et d’autres dommages irréparables », a déclaré l’agence à l’Associated Press.

1 500 euros pour rentrer au Cameroun

Outre les expulsions forcées, les autorités ne ménagent pas leurs efforts pour rendre le retour volontaire accessible au plus grand nombre. Des accords avec l’Inde, le Bangladesh, le Pakistan et le Vietnam, pays d’origine de quelques milliers de migrants sur l’île, ont été signés ces dernières années pour faciliter le retour de leurs ressortissants.

Un visuel des autorités proposant le retour volontaire aux exilés indiens. Crédit : gouvernement chypriote
Un visuel des autorités proposant le retour volontaire aux exilés indiens. Crédit : gouvernement chypriote

Un bureau dédié au retour volontaire, The Civil Registry and Migration Department (CRMD), a également été mis sur pied. C’est cette structure qui fournit à chaque exilé sur le départ un billet d’avion retour, et les sommes versées aux migrants avant leur départ. Elles varient selon leur pays d’origine : les Égyptiens, Marocains, Tunisiens, Algériens, Bangladais et Indiens touchent 1 000 euros. Les personnes en partance pour la Gambie, le Nigéria, le Sénégal, la RDC et le Cameroun, 1 500. Pour les familles, un montant supplémentaire de 50% est accordé à chacun de ses membres, quel que soit son âge.

Aboubacar, un jeune Sénégalais, a bénéficié de ce programme en janvier 2023. « J’étais là-bas [à Chypre] depuis trois ans et ma situation ne changeait pas. Je souffrais. Je me suis dit qu’il fallait que je rentre ». Un mois après sa visite au bureau de l’Immigration, Aboubacar était dans un avion pour Dakar.

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Pour l’aider dans cette démarche, Chypre compte sur ses soutiens à l’internationale. En juin 2022, Nikos Nouris l’a assuré : l’augmentation du nombre de retours se fera « avec l’aide de l’UE et de diverses organisations telles que l’OIM et Frontex », peut-on lire dans le Cyprus Mail. Avec, pour objectif final, de « minimiser les flux et maximiser les retours ».

« Forcé de signer un document »

Reste à établir si ces retours volontaires se font vraiment avec l’aval des migrants. En décembre 2022, Chazel avait raconté à InfoMigrants avoir été forcé de partir. Igor, originaire de RDC, affirme avoir été « forcé de signer un document en grec ». « Alors que j’étais encore à Pournara, j’ai été convoqué dans un bureau avec d’autres demandeurs d’asile, raconte-t-il. J’étais content, je me suis dit : ‘On va me faire sortir d’ici’. Au lieu de ça on nous a tendu un papier. Les agents n’arrêtaient pas de nous dire : ‘Vous devez signer !’, ‘vous devez signer !’. L’un d’eux nous a dit qu’on avait été désigné coupable des violences qu’il y avait eu dans le centre

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Transféré à Lakatamia, le petit groupe passe deux semaines en cellule. « Tous les jours, un agent nous disait qu’on devait rentrer chez nous, qu’on n’avait pas le choix. ‘Si vous restez ici, vous allez mourir’. C’était du harcèlement. Alors on a fini par signer la feuille. Je sais que ce retour chez moi, c’est un peu de ma faute. Mais je ne sais pas comment l’expliquer … j’ai eu peur ».