Les séismes qui ont frappé la Turquie le 6 février ont fait de nombreuses victimes parmi les réfugiés syriens installés dans le pays. Certaines familles syriennes souhaitent que leurs proches décédés soient enterrés dans leur pays d’origine. Au point de passage de Bab al-Hawa, à une cinquantaine de kilomètres d’Antakya, les transferts de corps s’organisent de part et d’autre de la frontière.
A la frontière entre la Turquie et la Syrie.
Au poste-frontière de Bab al-Hawa, principal point de passage entre la Turquie et la Syrie, les camionnettes se succèdent presque toutes les dix minutes. Le ballet est toujours le même. Une camionnette s’arrête devant la barrière du poste-frontière, puis plusieurs hommes en sortent et déplacent des corps enveloppés dans des sacs mortuaires jusqu’à la remorque d’un petit camion blanc. Lorsque les corps couvrent le sol de la remorque, le camion franchit la frontière. Quelques minutes plus tard, il revient vide et l’opération recommence.
Ces transferts macabres d’un pays vers l’autre sont organisés depuis la Turquie par la municipalité de Reyhanli, commune dont dépend le poste-frontière. Les corps qui entrent en Syrie voisine sont ceux de Syriens qui s’étaient installés en Turquie après avoir fui la guerre. Des hommes, des femmes, des enfants pris au piège dans leur sommeil lorsque leur logement s’est effondré, le 6 février dernier, au moment où deux puissants séismes ont touché la Turquie et le nord de la Syrie.
Selon le protocole mis en place à la hâte par les autorités suite à la catastrophe, les familles doivent amener les corps de leurs proches dans cette zone frontalière. La mairie de Reyhanli leur remet alors un acte de décès qui doit ensuite être délivré aux membres de la famille qui réceptionnent le corps de l’autre côté du point de passage, en Syrie.
La partie de la Syrie qui est visible depuis le poste-frontière de Bab el Hawa, au paysage vallonné et planté d’oliviers, échappe au régime de Bachar al-Assad. La région d’Idlib, dans le nord-ouest du pays, est contrôlée par des groupes d’opposition soutenus par la Turquie. Suite aux séismes, un accord a pu être trouvé entre Ankara et ces factions armées pour permettre le rapatriement des corps des victimes syriennes.
« Laissez-moi partir avec elle »
En fin de journée ce mardi 14 février, devant la barrière du poste-frontière, une femme âgée en longue robe noire et voile blanc à motifs tient dans ses bras le corps d’un tout petit enfant, enroulé dans une couverture blanche. La dépouille est placée dans un sac mortuaire bien trop grand pour elle. Deux hommes doivent plier le sac plusieurs fois et l’enrouler dans de la ficelle pour que le corps de l’enfant soit maintenu.
« Laissez-moi partir avec elle », gémit la femme, au milieu de sanglots. Le corps dans le sac est celui de sa petite-fille, Dima, 18 mois. Elle et ses parents sont morts dans l’effondrement de leur immeuble du quartier de Cumhuriyatce, dans le centre-ville d’Antakya. Leurs corps sont allongés côte à côte dans la remorque du camion qui va les ramener en Syrie.
Plusieurs membres de la famille entourent la grand-mère de Dima. Quand ils racontent comment ont été menées les opérations de secours pour retrouver la famille, ils expriment la colère qui pointe dans de nombreux témoignages de survivants des séismes : les secours arrivés plusieurs jours après le drame, des recherches faites sans précision et des corps abîmés par les pelleteuses.
« J’ai soulevé le Coran et j’ai vu Dima »
Selon un homme de la famille en blouson de cuir noir, les secouristes n’ont commencé les recherches dans leur immeuble qu’une semaine après les séismes. Le père de Dima a été retrouvé lundi 13 février, sa mère le lendemain, en début d’après-midi. Là, ne trouvant pas la petite-fille, les secouristes auraient cessé les recherches. Dans le tas de gravats formé par la pelleteuse, l’homme raconte avoir retrouvé la petite fille par hasard, sous un exemplaire grand format du Coran. « Quand je l’ai soulevé, j’ai vu la tête de Dima dessous, au milieu du tas de gravats évacués », raconte-t-il la voix pleine de colère.
Mardi, à la tombée de la nuit, les corps de Dima et de ses parents sont arrivés à Obin, leur village d’origine, au nord de Lattaquié. Leurs proches les ont enterrés le soir-même, dans l’obscurité.
Comme ceux de Dima et de ses parents, 1 500 corps ont été rapatriés en Syrie par Bab al-Hawa depuis le 6 février, affirme, jeudi 16 février, le responsable du bureau médical de ce poste-frontière, interrogé au téléphone par InfoMigrants.
Autorisation d’aller en Syrie
Au milieu du poste-frontière, la grand-mère de Dima regarde partir le camion qui transporte les corps de ses proches. Elle voudrait suivre le véhicule mais un jeune homme la retient par les épaules et l’empêche de s’avancer au-delà de la barrière. En entrant en Syrie, la vieille dame pourrait perdre sa protection temporaire en Turquie.
À quelques heures près, elle aurait pu entrer sans risque dans le pays. Lundi 13 février, les autorités turques ont annoncé que les Syriens sous protection temporaire
et vivant dans les dix régions turques touchées par les séismes (Gaziantep, Hatay, Sanliurfa, Adana, Kahramanmaraş, Diyarbakir, Kilis, Adiyaman, Osmaniye et Malatya) avaient l’autorisation de passer jusqu’à six mois en Syrie et de revenir en Turquie sans perdre leur permis de séjour. La mesure a pris effet mercredi matin.
Mais les victimes syriennes des séismes dont les corps sont rapatriés en Syrie sont une minorité. La plupart sont enterrées dans la ville où elles habitaient, avec les victimes turques du drame qui a fait plus de 41 000 morts en Turquie et en Syrie.
Des Syriens enterrés en Turquie
À Antakya, Mustapha raconte avoir enterré cinq de ses proches dans un cimetière de la ville où des voisins lui avait indiqué qu’il y avait de la place. Ce sont aussi des voisins turcs qui ont aidé Azzat et sa famille à enterrer un proche dans le cimetière de Nurdagi qui surplombe la ville en ruines, dans les environs de Gaziantep.
À Islahiyé, plus au sud, où vivait avant le séisme une large communauté syrienne, au moins 1 600 corps, de Turcs et de Syriens, ont été enterrés depuis le 6 février, affirme Yusuf Evis. Dans son bureau aménagé dans un container à l’entrée du cimetière de la ville, le coordinateur régional des affaires religieuses confirme que chaque corps, quelle que soit sa nationalité, est envoyé à l’hôpital afin qu’un certificat de décès soit établi. « Nous assurons ensuite la toilette du corps, la prière et la mise en terre », ajoute-t-il.
Le jour tombe sur le poste-frontière de Bab al-Hawa. Un groupe de jeunes hommes s’apprête à repartir après avoir déposé de nouveaux corps. Parmi eux, Firas, Syrien de 29 ans, est réfugié en Belgique mais sa famille est restée vivre à Antakya. Quand il a entendu parler des séismes, il a pris le premier avion pour venir sur place. « Quand je suis arrivé, j’ai appris que toute ma famille était morte. Je les ai amenés ici pour qu’ils soient enterrés en Syrie », raconte-t-il à toute vitesse, le regard vers le sol. « Pour le moment, j’aide à amener d’autres corps, mais après je vais rentrer en Belgique, lâche-t-il avant de tourner les talons. Je n’ai plus rien à faire ici. »