En octobre 2022, les préfectures de police de Paris et de Haute-Garonne ont demandé aux autorités syriennes la délivrance de laisser-passez, afin d’expulser deux personnes se présentant comme des migrants syriens. Et ce, alors même que les relations entre Paris et Damas sont rompues depuis 2012. Des pratiques d’autant plus « scandaleuses » qu’elle mettent en danger les exilés comme leur famille, déplorent les associations.
La France envisage-t-elle d’expulser des exilés syriens dans leur pays ? C’est ce que craignent Amesty International et La Cimade, qui ont fait part de leur inquiétude dans un communiqué, publié le 9 janvier. Les deux ONG s’appuient sur les cas de deux personnes se présentant comme des citoyens syriens, visés chacun par une Obligation de quitter le territoire français (OQTF). Le premier, âgé de 22 ans, a été enfermé le 5 octobre 2022 dans le Centre de rétention administrative (CRA) du Mesnil-Amelot, en Seine-et-Marne, à la suite de l’évacuation d’un camp informel dans le 19ème arrondissement de Paris. Le second a été retenu au CRA de Cornebarrieu près de Toulouse, à partir du 31 octobre.
Ces deux placements, ordonnés respectivement par la préfecture de police de Paris et celle de Haute-Garonne, ont ensuite été prolongés chacun, à deux reprises, par le juge des libertés et de la détention, le temps de vérifier les identités des deux exilés.
Ces vérifications nécessaires avant une éventuelle expulsion ont été effectuées directement auprès des autorités syriennes. Un mail de la préfecture de Haute-Garonne adressé à l’ambassade de Syrie en France et une ordonnance du tribunal judiciaire de Meaux, qu’InfoMigrants a pu consulter, confirment que des contacts ont bien été établis avec l’ambassade de Syrie en France. Et ce, alors que les relations entre Paris et Damas sont officiellement rompues depuis mars 2012.
Violation des règles internationales
Les messages envoyés par les préfectures informent les autorités syriennes que les deux personnes sont enfermées en CRA, qu’elles font l’objet d’une mesure d’éloignement. Ils demandent également les laissez-passer nécessaires à leur expulsion.
Des démarches « très choquantes », « scandaleuses » et « tout bonnement illégales » pour Paul Chiron, chargé des questions de rétention à La Cimade. « En agissant de la sorte, les autorités françaises ont violé en toute connaissance de cause les règles internationales et européennes qui interdisent de façon absolue le renvoi d’une personne vers un pays où elle risque la torture et les mauvais traitements », affirme-t-il.
Plus de dix ans après le début de la révolution en Syrie, une répression implacable menace toujours tout opposant au régime et l’insécurité règne dans le pays. En 2022, au moins 3 825 personnes sont mortes dans les violences en Syrie, d’après l’Observatoire syrien des droits de l’homme.
Un rapport publié en septembre 2021 par Amnesty International intitulé « You’re going to your death (“Tu vas au devant de la mort”) », recense la longue liste des violations des droits humains commises par des agents des services de renseignement syriens contre 66 personnes revenues au pays, dont 13 enfants. Parmi ces violations figurent cinq cas dans lesquels les détenus sont morts en détention après être rentrés en Syrie, et 17 disparus. Des cas de tortures et des viols sont aussi répertoriés.
Mise en danger
En réponse à ces révélations, la préfecture de Haute-Garonne a confirmé à InfoMigrants, après s’en être justifié dans La Dépêche, ne procéder à « aucun éloignement vers la Syrie ». Alors même que le mail envoyé à l’ambassade décrit bien, dans son objet, « Relance – Demande de laissez-passer consulaire pour un ressortissant syrien ». Elle affirme également qu’il est « parfois nécessaire de solliciter, via des contacts consulaires, les autorités syriennes pour vérifier la nationalité syrienne d’un étranger en situation irrégulière s’en réclamant, pour éviter notamment que tous les étrangers en situation irrégulière ne se prévalent de la nationalité syrienne pour faire échec aux éloignements vers leur pays d’origine ».
Dans le cas de l’exilé retenu au CRA de Cornebarrieu, « après vérifications, il s’est avéré que la personne évoquée n’est pas de nationalité syrienne ». Une justification peu convaincante pour Paul Chiron. « Oui, il y a certainement des gens qui mentent, mais la préfecture s’est adressée directement aux autorités syriennes, il est là le vrai problème, répond-il. Car lorsque l’administration fait une demande de laissez-passer, elle donne des informations précises sur la personne concernée : son nom, sa date de naissance, parfois une photo et ses empreintes digitales. Toutes ces données, livrées à des représentants du régime, exposent l’exilé, et le mettent en danger lui, mais aussi sa famille restée en Syrie ».
Pour Manon Fillonneau, chargée de plaidoyer migrations pour Amnesty International, ces menaces concernent d’ailleurs « toutes les personnes syriennes ». « Il n’y a pas de profil particulier menacé par les persécutions. Cela peut arriver à des hommes, des femmes et des enfants. » Le rapport d’Amnesty International évoque par exemple le sort qui a été réservé à Noor, une citoyenne syrienne rentrée du Liban. La jeune femme a été arrêtée à la frontière par un membre des forces de sécurité. Amenée dans un bureau, celui-ci lui a demandé : « Pourquoi as-tu quitté la Syrie ? Parce que tu n’aimes pas Bachar el Assad et tu n’aimes pas la Syrie ? Tu es une terroriste… La Syrie n’est pas un hôtel d’où tu peux entrer et sortir comme bon te semble. »
« Puis, relate le rapport, il a violé Noor et sa fillette de cinq ans dans une petite pièce qui sert aux interrogatoires au poste-frontière ».
« Une course effrénée à l’expulsion »
Dans les deux cas, parisien et occitan, l’ambassade de Syrie a répondu qu’en l’absence de document d’identité valide, aucun laissez-passer ne pouvait être délivré. Les deux exilés ont donc finalement été libérés.
Si la préfecture de Haute-Garonne comme le ministère de l’Intérieur ont confirmé à InfoMigrants « ne pas procéder à des éloignements vers la Syrie », pour les associations, le mal est fait. « Sur le site du ministère des Affaires étrangères, c’est écrit noir sur blanc : pas de relations avec Damas depuis 2012, insiste Manon Fillonneau. Alors comment faut-il prendre les procédures engagées de ces deux préfectures ? On est en droit de se demander si l’État ne s’est pas lancé dans une course effrénée à l’expulsion, quitte à outrepasser le cadre légal et les décisions diplomatiques ».
« Ce que nous voulons, c’est un message clair du gouvernement quant à sa position sur la Syrie, qu’il confirme qu’aucune relation n’est possible y compris en matière migratoire », exhorte Paul
Pour Manon Fillonneau, ces affaires illustrent aussi un changement de paradigme récent vis-à-vis du régime syrien. « Depuis quelques années, une petite musique, en fond, nous dit que la Syrie n’est plus un pays si dangereux », ouvrant par la même occasion la porte à de potentiels retours, comme l’a fait le Danemark en 2021. Au printemps de cette année-là, les sociaux-démocrates sont devenus les premiers en Europe à décréter que la région de Damas en Syrie était désormais sûre. Ils ont ensuite révoqué les permis de séjour de plusieurs dizaines de familles. « Pourtant, tout le monde sait que tant qu’Assad sera là, la Syrie ne sera jamais un pays sûr pour nous », affirmait Abdou Al Ata, qui a fui au Danemark pour ne pas devenir soldat dans l’armée de Bachar el-Assad, au micro de RFI.
En 2019, le mari de Halima, réfugiée syrienne au Liban, est rentré en Syrie après plusieurs années difficiles au pays du Cèdre. Quelques semaines après son retour, « il a été arrêté à un poste de contrôle qu’il devait franchir pour rejoindre sa maison » située dans la Ghouta orientale, raconte un rapport de Human Rights Watch publié en 2021. Le rapport relate encore qu’en janvier 2020, Halima a reçu une copie mise à jour de son livret de famille de la part du gouvernement. À l’intérieur, une des pages indiquait que son époux était décédé, à Homs, en juin 2019.
*Contactée, la préfecture de police de Paris n’a pas répondu à nos sollicitations