Le décret sur les opérations humanitaires en mer, promulgué lundi en Italie, force les navires à retourner à quai sitôt un sauvetage effectué, quitte à partir précipitamment d’une zone maritime où d’autres bateaux de migrants pourraient être secourus. Pour les ONG, cette nouvelle règle provoque des cas de conscience. Entretien.
Depuis lundi 2 janvier, l’Italie dispose d’une nouvelle loi pour encadrer les activités des ONG en mer. Cette dernière vise à limiter le nombre de personnes ramenées à terre en restreignant le nombre d’opérations de sauvetage que peuvent mener les organisations humanitaires en Méditerranée. Un bateau est désormais tenu de rentrer au port dès qu’un sauvetage est mené, sans attendre dans la zone de recherche maritime, comme c’est souvent le cas, qu’une éventuelle autre alerte surgisse, optimisant ainsi leur présence en Méditerranée centrale.
La loi a 60 jours pour être modifiée par le Parlement, mais elle est applicable car déjà en vigueur.
En Italie, le gouvernement Meloni impose de nouvelles règles aux ONG de sauvetage des migrants
Dans un communiqué conjoint publié jeudi 5 janvier, Médecins sans frontières (MSF) et une vingtaine d’autres organisations engagées dans les secours pour les migrants en Méditerranée ont alerté sur la volonté du gouvernement italien d’extrême droite « d’entraver l’assistance aux personnes en détresse ». Cette loi n’a d’autre objectif que de « maintenir les navires (…) hors de la zone de sauvetage pendant des périodes prolongées », ont-elles estimé. Elles ont donc appelé les parlementaires italiens à s’y opposer, arguant que de nouveaux naufrages sont à redouter.
Pour InfoMigrants, Caroline Willemin, coordinatrice de projet pour les opérations de recherche et de sauvetage menées par MSF, revient sur ces restrictions. Elle est présente à Tarente, dans le sud de l’Italie, où le navire Geo Barents a débarqué, mercredi 4 janvier, 85 migrants secourus en mer avant de reprendre la mer aussitôt.
Concrètement, qu’est-ce que cette loi change pour les activités de MSF ?
Caroline Willemin : Nous sommes tenus de demander un port sûr dès le premier sauvetage en mer et de nous y rendre sans délai. C’est ça la grosse différence.
Dans la procédure, cela ne change rien. On fait toujours une demande de port sûr auprès des autorités dès qu’on porte secours à des personnes. Et de manière générale, on est transparents dans tout ce qu’on fait. Au moment où on part en mer, on informe les autorités, quand on a un visuel sur un bateau, on les informe encore, quand on sauve, pareil.
Ce qui va changer, c’est que normalement on ne rentre pas au port après le premier sauvetage. Déjà car les ports sûrs mettent souvent des jours et des jours avant de nous être attribués, et aussi car on reste dans la zone pour être présents en cas de nouvelles alertes [et donc, de nouveaux besoins de sauvetages, ndlr].
Que risque l’Italie en n’autorisant pas le débarquement de migrants rescapés en mer ?
Mais, dans les faits, les choses vont changer à présent vu qu’on nous demande de ne faire qu’un sauvetage [En Méditerranée, il est très courant que les navires humanitaires procèdent à plusieurs sauvetages, jusqu’à transporter parfois des centaines de migrants à bord, ndlr].
Les équipages qui ne respectent pas cette règle s’exposent à des amendes entre 10 000 et 50 000 euros et à la détention de leur bateau.
Sur le terrain, on observe déjà quelques changements. Lundi, après un sauvetage, il n’a fallu que quelques heures aux autorités italiennes pour nous autoriser à débarquer dans le port de Tarente. On ne nous avait jamais attribué de port sûr aussi rapidement. En soi, c’est une bonne nouvelle. Mais c’est très cynique : le fait d’avoir un port sûr est aujourd’hui instrumentalisé dans le but qu’il y ait moins de capacités de sauvetage en Méditerranée.
Selon vous, les capacités de sauvetage vont donc être amoindries ?
Fatalement oui, car on est poussés à quitter la zone de recherche et de sauvetage plus rapidement.
C’est ce qu’il s’est passé lundi. Après avoir appris que le port de Tarente nous était attribué, on s’est mis en route. Mais, plus tard, on a reçu une nouvelle alerte : un bateau de migrants dans la zone était en détresse. On l’a alors cherché, mais pendant ce temps les autorités nous mettaient la pression. Ils nous disaient : ‘Faut continuer votre route’, ils ne voulaient pas qu’on fasse de détour. Finalement, on n’a pas trouvé le bateau donc on a continué notre chemin vers Tarente.
MSF a précisé vendredi à InfoMigrants qu’un bateau que souhaitait secourir le Geo Barents se trouvait lundi dans la zone de recherche et de sauvetage maltaise et que dans un second temps l’ONG avait reçu « une position du bateau qui était près des côtes libyennes ». « Nous n’avons pas de confirmation, mais il semblerait que les personnes aient été interceptées et retournées de force en Libye », a ajouté MSF.
Par ailleurs, toujours lundi, le même jour que les faits relatés par Caroline Willemin, les garde-côtes italiens ont porté secours à une cinquantaine de personnes à bord d’une embarcation au sud de Lampedusa, après des appels à l’aide émis par la cinquantaine de passagers à bord, ndlr].
Dans le futur, le fait de devoir faire des missions en mer si courtes, nous fait craindre qu’il y ait moins de présence d’ONG en mer, donc moins de personnes disponibles pour faire des sauvetages. Or, on doit pouvoir répondre aux alertes. Surtout que les États ne prennent pas leur responsabilité en la matière.
Comment prévoyez-vous de réagir à ces règles ?
Même si ces mesures impactent nos opérations, ça ne change pas du tout notre objectif qui est de sauver des vies en mer.
Depuis 2017 il y a eu plusieurs tentatives de contrecarrer le travail des ONG qui effectuent des sauvetages en mer. On a subi des blocages administratifs, il y a eu de la criminalisation des ONG… Aujourd’hui, on est confrontés à une nouvelle façon de rendre notre vie plus difficile. Mais la loi internationale est très claire en ce qui concerne l’obligation d’assistance à une personne en danger. Pour nous, ce sera toujours le plus important.