Depuis juin, un nouveau mécanisme de répartition des migrants en Europe est en vigueur. Moins contraignant et plus souple que le système précédent, il est censé soulager l’Italie, la Grèce et l’Espagne, pays en première ligne des arrivées. Mais les récentes tensions entre Rome et Paris autour de l’accueil de l’Ocean Viking ont mis à mal ce dispositif.
Les récentes tensions entre l’Italie et la France autour de l’accueil de l’Ocean Viking ont remis un vieux sujet sur le devant de la scène : le mécanisme de répartition européen des migrants. Sitôt après avoir accepté d’accueillir les 234 migrants du navire humanitaire, ignoré par Rome qui a n’a pas ouvert ses ports, Paris a annulé le transfert de 3 500 autres migrants censés être relocalisés depuis l’Italie. Cette décision politique était un pied-de-nez au voisin italien qui, lui, croule sous les arrivées.
À la date du 15 novembre, 92 917 migrants avaient en effet débarqué sur les côtes italiennes depuis le début de l’année 2022, selon des chiffres du ministère de l’Intérieur. Pour la péninsule, le sujet de la répartition est donc crucial.
Que prévoit la France pour les 230 migrants de l’Ocean Viking ?
« Il est urgent que les États européens mettent en place un mécanisme de débarquement et de répartition pérenne » pour les migrants sauvés en Méditerranée, avait réagi, au cœur de la polémique créé par l’errance de l’Ocean Viking, Sophie Beau, directrice de SOS Méditerranée. Un mécanisme existe pourtant depuis juin.
Ratifié par 23 pays, ce nouveau système de relocalisation – mis en œuvre pour une durée d’un an renouvelable – prévoit qu’une douzaine d’États membres, dont la France et l’Allemagne, accueillent 8 000 migrants arrivés dans d’autres pays européens. Cet accueil se fait sur la base du volontariat.
« On sait que le côté obligatoire ne fonctionne pas »
Un précédent mécanisme, adopté par le Conseil de l’UE en 2015 alors que l’Europe faisait face à un afflux de demandeurs d’asile, avait, lui, une valeur contraignante pour les États membres. Mais cette notion d’obligation n’avait pas porté ses fruits.
« L’ancien mécanisme obligatoire devait concerner 160 000 migrants au total, ce qui était déjà ridicule, comparé au plus d’un million de réfugiés arrivés en Europe sur la période 2015-2016 », commente Marie-Laure Basilien-Gainche, professeure de droit et membre de l’institut Convergences Migrations, auprès d’Infomigrants. « Or ce sont quelque 34 689 demandeurs d’asile qui ont été relocalisés au 31 mai 2018 (35% des engagements prévus) », détaille l’experte, pointant un manque de volonté manifeste de la part de plusieurs pays européens.
Plusieurs États s’étaient en effet soustraits à leurs obligations. En avril 2020, la Pologne, la Hongrie et la République tchèque s’étaient retrouvées dans le collimateur de la Cour de justice européenne qui les avait accusé d’avoir enfreint le droit de l’UE en refusant de relocaliser des demandeurs d’asile provenant de Grèce et d’Italie.
Que risque l’Italie en n’autorisant pas le débarquement de migrants rescapés en mer ?
« À la fin du mécanisme [fin 2018, ndlr], l’essentiel des réfugiés se trouvaient toujours dans des hotspots en Grèce et en Italie, et ils s’y trouvent encore aujourd’hui », observe Marie-Laure Basilien-Gainche.
Face à ce constat d’échec, une nouvelle approche a été privilégiée. « On sait que le côté obligatoire ne fonctionne pas », précise Camille Le Coz, analyste à l’Institut des politiques migratoires, à Infomigrants. « C’est source de tensions entre les pays, et notamment ceux de l’Est. En 2016, ils se sont sentis menacés dans leur souveraineté. Les dirigeants européens ont besoin d’être créatifs en matière de solidarité. »
« Cela devient très facile de se défausser »
En théorie, un État membre peut toujours se porter volontaire pour relocaliser : les mécanismes européens sont avant tout des outils de coordination et d’harmonisation. Ainsi, alors que l’ancien mécanisme européen venait de se clôturer en 2018, une poignée de pays dont la France, l’Allemagne, l’Italie et Malte ont signé ensemble une déclaration d’intention à la Valette en 2019. Cette déclaration reposait sur la bonne volonté de ces États-membres dans la politique de relocalisation.
Le nouveau système européen adopté en juin se calque en partie sur ce modèle de la Valette. Il va même encore plus loin dans la flexibilité. Alors que le précédent mécanisme et la déclaration de la Valette portaient tous deux sur la relocalisation des migrants uniquement, le nouveau système offre aux États la possibilité de contribuer à l’effort collectif de différentes façons.
Ainsi, un État peut soit accueillir des migrants sur son territoire, soit aider financièrement l’un des pays en première ligne, soit « contribuer financièrement à des projets dans des pays tiers qui peuvent avoir un impact direct sur le nombre d’arrivées et d’entrées aux frontières extérieures de l’Europe. »
Ce dernier point fait froncer les sourcils de la spécialiste Marie-Laure Basilien-Gainche. « Un État va pouvoir brandir un quelconque accord de réadmission en disant qu’il a fait sa part. Cela devient très facile de se défausser », s’exaspère-t-elle.
Les transferts, « des opérations compliquées »
Même en cas de bonne volonté, le système pêche par son manque de clarté, estiment des spécialistes. À commencer par la manière dont sont sélectionnés les candidats à la relocalisation.
Pour la France, c’est l’Ofpra
qui, sur place, fait passer deux entretiens aux candidats : l’un pour évaluer la sécurité, le second pour évaluer les situations des personnes, comme dans le cadre d’une procédure d’asile à la frontière (ce qui est actuellement appliqué pour les rescapés de l’Ocean Viking). Mais qu’en est-il des autres pays ? La sélection est-elle coordonnée par l’EASO, l’agence de l’UE pour l’asile ?
« Ce n’est pas anodin de faire ces transferts, ce sont des opérations compliquées », explique Camille Le Coz. « Au moment du tout premier mécanisme de 2015, il y avait eu des délais, notamment pour des questions opérationnelles : comment faire un ‘security background check’, c’est-à-dire vérifier que les personnes ne représentent pas des menaces à la sécurité ? Les procédures ont mis du temps à être mises en place entre les États membres », ajoute-t-elle, ce qui a pu justifier, en partie, la différence entre le nombre de relocalisations annoncées à l’époque et celles effectives.
Entre 2016 et 2021, la France a relocalisé 9 433 personnes, notamment secourues par des bateaux humanitaires. Ces opérations ont concerné 268 personnes en 2021.
À la mi-novembre, seuls 117 des 8 000 relocalisations annoncées en juin par la douzaine d’États membres avaient bel et bien été effectuées. Une goutte d’eau par rapport aux 96 000 réfugiés et demandeurs d’asile qui se trouvaient en Grèce en 2021, selon des estimations de l’ONU. Entre janvier et novembre 2022, quelque 13 000 autres migrants sont arrivés sur le sol grec, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). L’Espagne, elle, a connu 29 000 arrivées, notamment via la route des Canaries, durant ce laps de temps, selon la même source.