Située en plein cœur de la Serbie, Belgrade sert de halte aux exilés sur la route des Balkans. Mais dans la capitale, rien, ou presque, n’a été prévu pour accueillir les centaines de migrants syriens, afghans ou marocains qui y transitent chaque jour. Pour ces personnes en quête d’une vie meilleure, deux solutions : un camp surpeuplé, ou les rues et parcs de la ville.
Achraf sort une petite pincée de tabac de l’emballage en plastique. Avec précaution, il la répartit sur une fine feuille translucide, et en humidifie les bords. La cigarette roulée puis allumée, il tire une longue bouffée qui forme un halo de fumée blanche autour de lui. Son regard se pose, au hasard, sur l’horizon. Le jeune Casablancais semble éreinté. Cela fait deux ans qu’il a fui le Maroc, trois mois qu’il a quitté la Turquie, deux jours qu’il est arrivé à Belgrade. Un large trou sur chacune de ses baskets laisse deviner ses chaussettes noires.
Dans la capitale serbe, il tue le temps avec trois autres exilés marocains, Mohsen, Osman et Amine, sur les escaliers en béton de l’ancienne gare principale, désaffectée. « Bientôt », quand le petit groupe aura récolté un peu d’argent, il prendra la route pour le nord de la Serbie. Pour atteindre, ensuite, les autres pays d’Europe centrale qui les conduiront vers « la France » ou « l’Espagne ».
Cette route pour l’Europe, entamée pour beaucoup en Turquie, a connu cette année un regain de passages. D’après les estimations de l’ONG Klikaktive basée à Belgrade, près de 90 000 personnes sont entrées en Serbie depuis le début de l’année 2022, contre 60 338 pour toute l’année 2021, selon les données combinées du Haut-commissariat aux réfugiés de l’ONU (HCR) et du Commissariat pour les réfugiés et la migration (KIRS), l’organe public en charge de l’accueil des migrants en Serbie.
Pour ces exilés qui ont choisi de traverser la Serbie plutôt que la Bosnie, une autre voie de la route des Balkans, Belgrade, en plein centre du pays, est un passage obligé. C’est là que s’arrêtent les taxis ou les bus en provenance du sud, et que d’autres partent pour le nord, aux frontières hongroises et roumaines. Cette halte permet aux migrants d’organiser la suite de leur exil, et de suspendre, le temps de quelques jours, leur périple.
« Gifles, coups de pied et coups de matraque »
La capitale est pourtant peu propice au repos. Le seul centre de réception de la région, situé à 30 km de là, à Obrenovac, est saturé. Le 13 octobre, plus de 300 personnes campaient devant la structure d’accueil, dont seize mineurs non accompagnés. Alors, beaucoup lui préfèrent les rares espaces verts de Belgrade, comme ce petit parc qui jouxte l’ancienne gare et la station de bus. Au crépuscule, de petits groupes de personnes s’installent avec leurs sacs à dos sur le gazon défraîchi, pour y passer la nuit. Personne ne se couche sur les bancs qui longent un petit chemin, auxquels il manque des palettes en bois. Un petit kiosque à journaux posté à l’entrée propose aux exilés, contre quelques dinars serbes, de recharger leur téléphone.
Pour manger et boire, Achraf et ses compagnons de route comptent sur les habitants qui, la veille, leur ont distribué quelques vivres. « Mais la police nous chasse la nuit, alors on revient ici. À la gare, ils nous laissent tranquille. » Pour les jeunes marocains, impossible en revanche de trouver refuge à l’intérieur : l’imposant bâtiment jaune, que la municipalité souhaite transformer en musée, garde porte close.
Dormir dehors est une épreuve de plus pour ces exilés, déjà fragilisés par la première partie de leur trajet. Avant d’arriver à Belgrade, beaucoup ont été victimes de violences aux frontières de l’Europe : entre la Grèce et la Turquie, ou entre ce pays et la Bulgarie. « Là-bas, quand les policiers t’attrapent, ils te rouent de coups, décrit Achraf. Un ami à moi a été frappé tellement fort derrière la tête qu’il est devenu fou ensuite. »
Les refoulements violents à la frontière bulgare avec la Turquie sont régulièrement dénoncés par les migrants et les ONG. En mai dernier, Human Rights Watch assurait une nouvelle fois que « les autorités bulgares battent, volent, déshabillent et utilisent des chiens policiers pour attaquer des Afghans et d’autres demandeurs d’asile et migrants, puis les repoussent en Turquie sans aucun entretien formel ni procédure d’asile ». Fin 2021, l’antenne bulgare du Comité d’Helsinki a enregistré 2 513 refoulements depuis la Bulgarie, impliquant 44 988 personnes.
De nombreux pushbacks sont aussi documentés plus loin sur la route, à la frontière qui sépare la Serbie de la Macédoine du Nord, où une clôture de barbelés a été construite en 2020. D’après les dernières données publiées par les autorités sur le sujet, cette année-là, la Serbie a empêché plus de 38 000 tentatives de passage à sa frontière sud. Des expulsions « souvent très violentes », qui incluent « gifles, coups de pied, coups de matraque en caoutchouc, insultes et menaces », indique Nikola Kovačević, avocat spécialiste des droits humains.
« Il y a du monde tous les jours »
Pour trouver un peu de réconfort dans la capitale serbe, les exilés font étape au Wash Centre, à cinq minutes à pied de la gare routière. Ouvert en 2020 par l’association Collective Aid, il permet aux migrants de prendre une douche, de laver leurs affaires, et de boire une tasse de thé ou de café. En cette matinée fraîche et ensoleillée d’octobre, une quinzaine de personnes se pressent devant le petit local. Karim est assis à l’intérieur. Les cheveux en bataille, cet ancien officier de police à Kaboul se frotte les paupières, puis attrape un verre en plastique rempli d’un thé fumant.
Aujourd’hui, il est venu prendre des vêtements propres que Collective Aid met à la disposition des exilés quand l’association a suffisamment de stock. « En ce moment, je n’ai pas d’argent, alors je suis content qu’on m’ait donné ça aujourd’hui », indique-t-il en pointant son jogging gris.
« En ce moment, il y a du monde toute la journée ici », indique Claudia Lombardo, qui gère le Wash Centre avec trois autres bénévoles. « Depuis le mois de juin, chaque jour, entre 70 et 80 personnes viennent prendre une douche, et nous faisons tourner 30 machines. » Le centre met également à disposition des visiteurs un petit endroit pour se raser, du savon, et des protections périodiques pour les femmes. Un créneau pour les douches leur est réservé, tous les jours de 13h à 14h.
Sur le petit comptoir posté devant les machines à laver empilées les unes sur les autres, un grand jeune homme ouvre un sac à dos en toile et en sort quelques vêtements. Mohamed, 30 ans, est à Belgrade pour la seconde fois en un mois et demi. Le jeune Syrien a tenté à six reprises de traverser la frontière roumaine depuis Majdan, dans le nord du pays. Chaque fois, il a été violemment refoulé par les garde-frontières roumains, qui lui ont volé toutes ses économies. « Je n’en pouvais plus de la situation là-bas alors pour me reposer un peu, je suis revenu ici. » Cela fait deux jours qu’il dort dans le camp d’Obrenovac, où « les matelas sont infestés de petites bêtes ».
La journée, il vient au Wash Centre, un lieu qu’il connaît bien. « J’ai découvert ce local lors de mon premier passage dans la ville. Quand je suis arrivé ici [après avoir quitté la Turquie et traversé la Grèce, l’Albanie et le Kosovo, ndlr], j’étais épuisé et malade. Je voulais acheter des médicaments mais aucune pharmacie ne me laissait entrer », se souvient-il en écarquillant ses yeux verts. « J’errais dans la rue quand je suis tombé, par hasard, sur le Wash Centre. J’y ai trouvé des douches mais aussi des gens à qui parler. Ça m’a comme libéré. On s’occupait un peu de moi. »