Près d’un mois après la disparition de 18 Tunisiens dans le naufrage de leur embarcation en Méditerranée, la colère de la société civile tunisienne monte d’un cran. Ce mardi, des milliers de manifestants ont défilé dans les rues de Zarzis, ville d’origine des disparus. Ils exigent davantage d’efforts des autorités dans la recherche des corps et dans la prévention des causes des départs.
Près de 4 000 personnes ont manifesté dans les rues de Zarzis, mardi 18 octobre, pour demander la vérité sur la disparition des 18 migrants à bord de l’embarcation qui a fait naufrage il y a désormais près d’un mois. Certains manifestants brandissaient des photos des disparus. D’autres, des banderoles accusant l’État tunisien.
« La particularité de cette embarcation partie de Zarzis il y a un mois, c’est que tous les migrants qui s’y trouvaient sont originaires de la même ville. Donc, toutes leurs familles se connaissent. Cela explique l’ampleur de ce mouvement social », expose Jamel Msallem, président de la Ligue tunisienne pour la défense des droits de l’Homme, joint par InfoMigrants.
En solidarité avec les proches des disparus, des commerçants et d’autres travailleurs se sont mis en grève générale dans la ville. Ce mouvement de grève était à l’initiative d’un syndicat assez puissant localement, l’UGTT (Union générale tunisienne du travail), qui exige des réponses des autorités sur le naufrage.
Trois corps identifiés, parmi les quatre exhumés
Depuis le début de la semaine, les plus hauts responsables politiques tunisiens se saisissent de la situation. Mardi, un député du Parti démocrate, Majdi Karbai, a publié une photo de la marche sur ses réseaux sociaux en pointant « le silence de tombe des autorités après le drame en mer ». « Aujourd’hui ils sont des milliers à être dans la rue contre la politique migratoire de la Tunisie, complice de celle de l’Union européenne, qui ont fait de la Méditerranée un cimetière géant », a-t-il relayé.
Lundi, le président de la République, Kaïs Saïed, lui-même, a ordonné au ministère de la Justice d’ouvrir une enquête afin de déterminer les responsabilités dans ce naufrage.
La mobilisation était déjà montée d’un cran la semaine dernière, lorsque les familles ont appris l’enterrement de quatre Tunisiens, retrouvés en mer à l’aide de pêcheurs, dans le cimetière « Jardin d’Afrique ». Ce lieu de recueillement informel est d’ordinaire réservé aux migrants subsahariens. Le centre-ville de Zarzis avait alors été le théâtre de blocages des rues principales, de pneus brûlés et d’affrontements avec la police, le 12 octobre.
« C’est une erreur des autorités que d’avoir enterré ces personnes sans prélèvement ADN préalable », avait commenté Mongi Slim, président du Croissant rouge tunisien, auprès d’InfoMigrants.
La Ligue tunisienne pour la défense de droits de l’Homme avait immédiatement exigé l’ouverture d’une enquête. « Il s’agit de comprendre comment ces corps ont pu être enterrés d’une façon quasiment secrète dans ce cimetière des migrants, qui en a donné l’ordre, et pourquoi les familles n’ont pas été convoquées », nous précise aujourd’hui Jamel Msallem.
Face aux réactions, les autorités viennent d’exhumer les quatre corps. Il s’avère que « trois corps ont été reconnus par les familles. Mais pas le quatrième », indique Jamel Msallem. Des tests ADN sont toujours en cours pour officialiser ou non leur appartenance au groupe de naufragés.
Naufrage en Tunisie : trois corps retrouvés, seules traces d’une embarcation disparue
Sur neuf corps repêchés en mer à ce jour, seule une jeune femme a été pour le moment identifiée de manière formelle par les autorités comme membre du groupe. Elles étaient deux femmes, ainsi qu’un bébé, à bord, selon le réseau Alarm Phone qui a été contacté par les familles dès le 22 septembre, 24 heures après le départ de l’embarcation.
« Des familles entières, avec enfants, partent aussi »
Au-delà du drame de Zarzis, « il y a des embarcations qui partent toutes les nuits, des milliers de naufragés… Certains sont sauvés par les pêcheurs mais on n’a pas les chiffres des disparus », rappelle Jamel Msallem.
Jusqu’ici, les Tunisiens prenant la mer étaient essentiellement des jeunes hommes, subissant le chômage de plein fouet. Aujourd’hui, « ce qui est nouveau, c’est que des familles entières, avec des enfants, partent aussi, pour tenter d’atteindre l’Italie, la France… Il y a un changement socio-démographique des personnes qui prennent les embarcations », alerte encore Jamel Msallem.
Le président de la Ligue tunisienne pour la défense des droits de l’Homme appelle à agir sur les causes socio-économiques de ces départs. « L’Union européenne doit changer sa politique migratoire et stabiliser la situation avec le gouvernement tunisien, en injectant notamment des capitaux afin de créer des emplois, et donc diminuer ce flux migratoire. »
Tunisie : les départs d’embarcations de migrants se multiplient
Plus de 22 500 migrants, parmi lesquels un grand nombre de Tunisiens, ont été interceptés au large des côtes tunisiennes depuis le début de l’année, selon des données officielles.
Sur près de 74 000 personnes arrivées en Italie depuis le début de l’année, plus de 15 000 étaient tunisiennes, soit la deuxième nationalité de primo-arrivants, derrière l’Égypte.
Parmi les raisons qui poussent les Tunisiens à prendre tous les risques pour rejoindre l’Europe : une crise économique aigüe, qui empêche nombre d’entre eux d’y envisager un quelconque avenir. La Tunisie compte quatre millions de pauvres, sur une population de près de 12 millions d’habitants. Aux difficultés économiques s’ajoutent un tour de vis autoritaire orchestré par le président Kaïs Saïed. En juillet 2021, le chef d’État s’est arrogé les pleins pouvoirs en gelant ceux du Parlement.
En Tunisie, des mères pleurent leurs fils morts en mer
Certaines familles luttent depuis des années pour leurs proches disparus en mer. Le 7 septembre 2022, un événement soutenu par plusieurs organisations s’était tenu à Zarzis afin de mettre en lumière leurs revendications, dix ans jour pour jour après le naufrage d’un bateau parti de Sfax avec 130 migrants. Seules 56 personnes avaient survécu à cette traversée vers l’Italie. Une décennie plus tard, beaucoup de questions demeurent quant aux disparus de cette embarcation.
L’OIM centralise plusieurs ressources disponibles pour des familles à la recherche de proches disparus, classées par régions du monde.