Un chauffeur de taxi libanais et sa famille, des étudiants syriens et des réfugiés palestiniens : tous rêvaient d’échapper à la précarité de leur quotidien au Liban et en Syrie. Leur quête d’une vie meilleure, ailleurs, a été avortée après le naufrage de leur embarcation près du littoral syrien, jeudi dernier.
Trente-quatre, 53, puis 77. Et enfin 94. Chaque jour depuis le naufrage du bateau qui a coulé au large de la ville syrienne de Tartous, le bilan des victimes ne cesse de s’alourdir. Au 25 septembre, soit trois jours après le drame, les corps de 40 hommes, 31 femmes et 24 enfants avaient déjà été repêchés, selon le ministre libanais des Transports, Ali Hamiyé. Tous étaient partis en quête d’une vie meilleure, désespérés par la précarité de leur quotidien au Liban. Ils sont désormais pleurés par des membres de familles brisées, dont ils étaient les frères, les tantes, les nièces ou encore les cousins.
À Bab el-Tabbaneh, « une des quartiers les plus pauvres du Liban » situé dans la banlieue de Tripoli, la famille el-Tellaoui a été décimée, indique le journal libanais Al Modon. Seul Wissam, père de famille, a survécu. Il est actuellement soigné à l’hôpital al-Bassel de Tartous. Les corps de ses deux petites filles de 7 et 9 ans, May et Maya, ont été enterrés vendredi. Sa femme, Salma, et ses deux fils, Mahmoud et Ammar, sont toujours portés disparus.
D’après son frère Abdallah, « Wissam travaillait dans une entreprise de nettoyage », pour un salaire de misère. « Il n’arrivait plus à nourrir ses enfants, ni à leur assurer une éducation […] Il nous avait prévenus qu’il allait tenter l’immigration illégale avec sa famille, mais nous ne l’avons pas cru. » Pour financer la traversée de sa famille, Wissam avait vendu sa maison et son terrain, pour 27 000 dollars, indique le média francophone Ici Beyrouth.
Comme lui, de nombreux passagers du « bateau de la mort » – appelé ainsi par la presse libanaise – sont originaires du Akkar, dans le nord du pays. Dans cette région pauvre frontalière de la Syrie, « les exigences les plus élémentaires de la vie manquent. L’eau et l’électricité sont rares. Le pain n’est plus à la portée de tous. Le chômage tue les jeunes. Celui qui tombe malade ne trouve pas d’hôpital pour le recevoir, déplore le quotidien Al Akhbar. Ici, la vie équivaut à la mort. »
C’est dans cette région, plus précisément dans le quartier de Bab al-Raml à Tripoli, que Moustafa enchaînait les courses avec son taxi. Un travail très prenant qui ne lui permettait pas, pourtant, de subvenir aux besoins de sa famille. La semaine dernière, il a donc lui aussi pris la mer avec sa femme et ses trois enfants.
D’après son frère, interrogé par l’AFP, Moustafa avait payé entre 3 000 et 5 000 dollars par personne pour la traversée. Pour pouvoir régler cette somme, il avait vendu sa voiture et emprunté de l’argent à ses frères. Sa mère s’était même séparée de ses bijoux pour lui venir en aide. « Moustafa ne rêvait pas d’obtenir une autre nationalité, mais tout simplement d’inscrire ses enfants à l’école et de les nourrir. » Seule sa femme a survécu au naufrage.
Près de 18 000 personnes sur 1,5 km²
Parmi les corps rapatriés depuis jeudi au Liban par le poste-frontière d’Aarida, au nord, figurent aussi ceux de victimes palestiniennes réfugiées dans le pays. Car si, au Liban, « la population vit dans des conditions désastreuses », « la situation est particulièrement grave pour les personnes les plus démunies, y compris les réfugiés », a souligné vendredi la directrice régionale de l’Unicef pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, Adele Khodr.
Ainsi, plus de 30 Palestiniens du camp de réfugiés de Nahr el-Bared, au nord de Tripoli, figurent parmi les victimes du naufrage, d’après ses habitants. Mohamed, infirmier, avait emprunté 10 000 dollars pour ce trajet. Lui a survécu, mais sa femme et ses enfants sont morts, affirme RFI.
Quatre autres personnes, originaires, eux, du camp de Chatila à Beyrouth, sont également décédées. Deux frères de 17 et 19 ans, Ahmed et Rwad al-Haj, ont été identifiés. D’après un article d’Al Akhbar, ce n’était pas la première fois qu’ils tentaient de rejoindre l’Europe par cette voie. Leur première tentative avait échoué depuis Tripoli, « après des arrestations menées par les services de renseignements ».
Dans le camp de Chatila, où vivaient les deux jeunes hommes, survivent près de 18 000 personnes réparties sur 1,5 km², d’après un recensement du Haut-commissariat aux réfugiés de l’ONU (HCR) mené en 2016. Construit en 1949 pour accueillir initialement 3 000 réfugiés fuyant Israël, les réfugiés palestiniens côtoient désormais des ressortissants syriens et des Libanais avec très peu de ressources. Dans le camp, « les résidents vivent dans des conditions extrêmement précaires, insalubres et exiguës, avec des coupures fréquentes d’eau et d’électricité », affirme l’Observatoire des camps de réfugiés dans un rapport publié en 2020.
Pour un des habitants interrogé par Al Akhbar, « la mer est plus miséricordieuse que le Liban, elle ne tue qu’une fois ». « Ici, une personne meurt mille fois chaque jour. »
Depuis le naufrage, un troisième Palestinien du camp est toujours porté disparu. Un quatrième, parti avec le petit groupe avait, lui, finalement renoncé à embarquer « après avoir vu le bateau », précise le journal.
Des étudiants syriens parmi les victimes
Les conditions de vie désastreuses au Liban ont aussi poussé à l’exil des ressortissants syriens installés dans le pays. À l’instar d’Ammar al-Taha, mort noyé au large de Tartous avec sa femme et ses trois enfants, d’après un tweet partagé par le média syrien Kassioun. La petite famille avait fui le village montagneux de Chnan, au sud d’Idlib.
Certains avaient en revanche fait directement le chemin de la Syrie jusqu’au Liban pour monter à bord du « bateau de la mort ». D’après le journal proche du régime Al Watan, 11 corps ont été transférés le 25 septembre à Khan Sheikhoun par le Croissant-Rouge arabe syrien et rendus à leurs familles. Cette localité du centre de la Syrie avait été la cible, en 2017, d’une attaque chimique qui avait fait au moins 72 morts et plus de 400 blessés.
Parmi les autres victimes syriennes identifiées figurent de nombreux étudiants, fraîchement diplômés ou encore en cursus. Comme Muhammad Smou, étudiant en troisième année à la faculté de médecine de Tichrine, ou Ahmed Sabh, étudiant à l’université de Lattaquié, dans le nord-ouest de la Syrie.
Raghad Hakim, 24 ans, venait tout juste de recevoir son diplôme en ingénierie des communications de l’université de Tichrine, dans la même ville. Elle est morte dans le naufrage, aux côtés de Abdullah Jarjour, auréolé du même diplôme. Les deux jeunes étudiants venaient de se fiancer.
Suzan Hussein Tatlo, elle, est morte seule, loin de son mari. La jeune femme, originaire de Saliba, avait épuisé « tous les recours pour rejoindre son époux » en Europe, assurent un de ses proches à Kassioun, sans préciser le pays d’installation de celui-ci. « Elle n’a donc eu d’autre choix que d’emprunter ce chemin de la mort pour y parvenir. Mais elle a fini par se noyer dans la mer, à quelques kilomètres de sa propre province. »