Sur l’appli Uber Eats, Aboubacar Cissé, 25 ans, se prénomme « Adama ». Il affiche un taux de satisfaction de ses clients de 93% et plus de 6 000 livraisons au compteur en deux ans. Mais ce pro des courses à scooter dans la capitale a dû stopper net son activité le 19 août dernier. « J’ai reçu une notification à 4h du matin : ‘Votre compte a été désactivé en raison de documents frauduleux' », explique Aboubacar, mercredi 14 septembre, assis dans un café proche de la place de Clichy, dans le 18e arrondissement de Paris.
« On m’a dit que la photo de mon profil ne correspondait pas à la carte d’identité que j’avais enregistrée. Mais c’est le cas depuis deux ans et ils n’avaient rien dit jusque-là », s’insurge-t-il, la voix cassée après avoir trop crié pendant une manifestation, lundi, pour protester contre cette décision. Comme Aboubacar, environ 2 500 livreurs, qui utilisaient une fausse identité pour travailler, ont vu leur compte être désactivé par l’entreprise du jour au lendemain, et donc être exclus de la plateforme.
Avoir recours aux fausses identités est une pratique courante dans le milieu des sans-papiers. Ces identités sont d’ailleurs bien réelles : il s’agit de personnes en situation régulière, souvent des « cousins », qui « prêtent » leur nom et autres détails administratifs à des personnes pour qu’elles puissent travailler en utilisant un alias. En l’occurence, ces papiers sont essentiels aux livreurs pour créer leur statut d’auto-entrepreneur.
Impossible, selon les concernés, qu’Uber Eats n’ait jusqu’ici pas été au courant de la magouille, qui a permis depuis des années à des milliers de sans-papiers d’entrer dans le système. Les locations de comptes de livreurs se font d’ailleurs au vu et au su de tous sur des groupes Facebook qui ne prennent pas la peine de se cacher, disent-ils. « Pendant la pandémie, c’était intéressant pour eux (la société Uber Eats), mais maintenant ils font tout pour nous rendre la vie difficile », dénonce Amidou Koné, livreur et porte-parole des sans-papiers. Uber a de son côté affirmé que ces désactivations étaient le fruit d’un « audit minutieux des comptes livreurs utilisant Uber Eats en France », mené afin de « combattre la fraude documentaire et la sous-traitance irrégulière ».
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Désœuvrés, une poignée de ces anciens livreurs continuent, faute de mieux, à se rassembler, avec leurs deux-roues et leurs sacs isothermes, sur la place de Clichy, carrefour aux enseignes de fast-foods qui leur sert de QG. Ces Ivoiriens, pour l’immense majorité d’entre eux, ont des parcours étrangement similaires.
« Je suis devenu un quémandeur »
Tous, ou presque, sont des survivants du désert du Sahara, de la Libye, de la Méditerranée. Ils sont passés par l’Italie avant de rejoindre la France, qui ne leur a pas accordé l’asile. Ils ont connu la rue pendant quelques nuits, du côté de Porte de la Chapelle, dans le nord de Paris. En France, ils ont tenté le bâtiment, secteur laxiste sur l’emploi de sans-papiers, mais ne veulent plus de cela – « trop physique », « trop dur, surtout en haut des échafaudages ». Ils ont fini par s’engouffrer dans cette brèche laissée béante par Uber Eats.
Namoli Meite, 32 ans, vit à deux pas de là, dans un hôtel social vers lequel le 115 l’a redirigé avec sa femme et son bébé de neuf mois. « Je suis dans la merde », répète-t-il en boucle, tout en s’excusant de son vocabulaire. À ses côtés, Adama Ouattara, 42 ans, indique avoir été « coupé » (comprendre : avoir son compte Uber Eats bloqué) il y a six mois, après plus de quatre ans de travail. « Je ne sais pas quoi faire, je demande de l’argent à tout le monde, je suis devenu un quémandeur », rage-t-il.
Amidou Koné est, lui, l’un des rares à être passé entre les gouttes : son compte est toujours actif. Il utilise pourtant une fausse identité, depuis trois ans. « Je ne suis pas à l’abri des problèmes. Je peux me réveiller un matin et ne plus avoir de travail », rappelle-t-il, en attendant devant le McDonald’s et le KFC que des courses lui soient proposées.
« Moins de deux euros la course »
Ce job est, de l’avis de tous, « un sale boulot ». « Jamais vous ne verrez un Français faire ça. D’ailleurs on ne connaît pas de livreur français », indique Adama Ouattara.
Il n’est pas rare, pour ces hommes, de faire des journées de 12 heures à l’issue desquelles ils repartent avec seulement une quarantaine d’euros en poche. « En moyenne, une course nous rapporte moins de deux euros », assure Amidou Koné, 37 ans, carrure imposante et casquette « PARIS » sur la tête. L’achat du véhicule, de leur équipement, de leur sac, ainsi que le carburant reste à leur charge. Les scooters semblent d’ailleurs mal en point, preuve du peu de moyens de leur propriétaire.
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Les risques sont également présents. « Je suis tombé une première fois à vélo après avoir été renversé par un scooter », explique Amidou Koné. Parti aux urgences, il n’a finalement pas eu les moyens de faire l’opération du genou qui lui avait été conseillée. « Depuis, j’ai mal, surtout l’hiver, ça enfle. Et quelques temps après, je suis retombé sur ce genou en faisant une livraison, cette fois-ci à scooter. Les repas que je livrais ont été endommagés et j’ai dû prévenir Uber. Tout ce qu’ils ont trouvé à me dire, c’est : ‘Faites attention la prochaine fois’. »
« Ben alors, pourquoi vous ne souriez pas ? »
Ancien chauffeur routier en Côte d’Ivoire, Amidou Koné a notamment travaillé dans les champs et dans une station de lavage de voitures en Italie, déjà de manière illégale. La débrouille, il connaît depuis des années. « Vous verriez une photo de moi avant mon arrivée en Europe, vous ne me reconnaîtriez pas », se force-t-il à rire.
Après une rapide recherche dans sa galerie d’images, il brandit l’écran de son téléphone : sur la photo, on lui découvre une silhouette juvénile, un visage aux traits fins et un regard souriant. En six ans, cet homme s’est endurci. Sa carrure s’est épaissie et son regard s’est assombri. « Quand je fais des livraisons, parfois des clients se plaignent : « Ben alors, pourquoi vous ne souriez pas ? ».
Malgré les mauvaises conditions de travail et le salaire médiocre, Amidou Koné tient farouchement à son poste de livreur. C’est grâce à lui que vivent sa femme et son bébé de trois mois. La famille sous-loue une chambre de 4m² dans un appartement à Sarcelles, dans le Val d’Oise, pour 450 euros par mois. Les autres locataires sont une autre famille, logée elle aussi dans une seule pièce, et deux hommes seuls. Environ 400 autres euros partent chaque mois en Côte d’Ivoire, pour aider le père vieillissant d’Amidou et sa sœur divorcée, avec six enfants à charge. « Ma femme va aux Restos du cœur pour chercher le lait et les couches pour notre bébé », précise-t-il. Il n’est pas le seul à être bénéficiaire de cette association : Namoli Meite, lui aussi, compte sur elle pour nourrir son enfant.
« C’est triste de ne pas pouvoir aider sa famille »
Au milieu du groupe, Aboubacar Cissé fait silence, le regard dans le vague. Le benjamin n’a pas averti sa famille restée au pays de sa nouvelle situation : « au chômage », comme ils disent, même s’ils n’y ont pas droit. « Je n’aime pas parler de mes problèmes aux gens. Je ne sais pas pourquoi. J’ai grandi comme ça », dit-il, mal à l’aise. Le jeune homme n’a pas arrêté, ces dernières années, de chercher un endroit où s’installer : l’Italie, la Suisse, les Pays-Bas, l’Allemagne, puis la France. Ici, il y a encore quelques jours, il pensait avoir trouvé une forme de stabilité.
Le couperet est d’ailleurs tombé deux jours avant la célébration de son « mariage », dit-il. Le 21 août était organisée à distance une cérémonie religieuse en l’honneur de lui et de sa conjointe, en attendant que cette dernière puisse le rejoindre. Mais Aboubacar avait la tête ailleurs. « J’étais perdu, abattu, je n’ai pas du tout pu profiter de cette journée », raconte-t-il.
Le mois dernier, Aboubacar Cissé avait fait parvenir 300 euros à sa demi-sœur. Malgré ses maigres revenus – il gagnait alors en moyenne 1 300 euros par mois -, il lui envoyait de l’argent régulièrement. « Son mari a perdu son travail, donc je les aide », justifie-t-il. Un coup de pouce qu’il ne pourra plus donner. « C’est triste de ne pas pouvoir aider sa famille. Mais si je ne peux plus, je ne peux plus. »