Depuis un an, en Algérie, les départs pour l’Espagne via la mer Méditerranée sont quotidiens. Chaque jour, des dizaines de jeunes – et parfois des familles avec enfants – fuient, à bord de petites embarcations à moteur, la morosité économique et la répression constante dans le pays. Pour certains, au péril de leur vie. La parenthèse du hirak, ce soulèvement populaire de la jeunesse algérienne en 2019 contre le régime en place, n’a pas apporté les changements escomptés.
La vie de Ryad a basculé le 21 août 2021. Ce jour-là, à 23h30, il reçoit un appel de son petit frère de 21 ans, Skander. « Il m’a dit qu’il montait dans un bateau, direction l’Espagne ». D’après le jeune homme, 11e autres personnes, dont deux adolescents de 17 et 14 ans, ont pris place avec lui dans l’embarcation depuis Tipaza, à 60km à l’ouest d’Alger. « Il ne m’avait pas prévenu de son départ. Quand il me l’a annoncé, je lui ai répondu : ‘Ne pars pas, reste où tu es, je viens te chercher’. Mais il a raccroché. Quand j’ai voulu rappeler, je suis tombé directement sur sa messagerie, regrette-t-il. Depuis, plus rien. Ça fait 83 jours ».
Comme Ryad, des centaines de familles algériennes attendent, dans l’angoisse, un signe de leur proche parti en mer pour rejoindre les côtes espagnoles. À l’image des proches de ces 12 personnes portées disparues depuis le 17 octobre, et le naufrage de leur embarcation au large d’Almeria. Quelques jours plus tôt, un autre bateau avec 21 migrants à bord avait chaviré près de Cadix. Seuls neuf corps ont été retrouvés.
Cette route migratoire en mer Méditerranée, empruntée depuis des années par les Algériens pour rejoindre l’Europe, a connu cette année un regain des passages, notamment ces derniers mois. Le 19 octobre, en 72h, plus de 1 200 personnes ont débarqué en Espagne, à Almeria, Murcia, Alicante et sur les îles Baléares, réparties sur une centaine d’embarcations, d’après l’ONG Heroes del Mar. Selon les autorités espagnoles, près de 10 000 Algériens au total sont entrés clandestinement sur le territoire depuis le début de l’année, soit 20 % de plus qu’il y a un an.
« La migration vers l’Espagne est un phénomène ancien mais cette année, il y a eu beaucoup plus de départs », confirme Saïd Salhi, vice-président de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’Homme (LADDH). Parmi eux, de nombreux « jeunes hommes de 18 à 35 ans, originaires des villes côtières du pays, comme Oran, Mostaganem, Boumerdès ou Alger », précise Francisco José Clemente, fondateur de Heroes del Mar. Ils prennent place, par groupe de 10 à 15 personnes, à bord d’embarcations semi-rigides à moteur. « Certains embarquent même sur des bateaux pneumatiques ».
« Je passe ma journée dans le quartier »
Depuis cet été, les « pateras », ces petites embarcations de fortune, se remplissent aussi de femmes et d’enfants. Une « harga [migration en français, ndlr] familiale inédite », assure Saïd Salhi, qui trouve racine dans la morosité économique qui plombe l’Algérie. En 2014, les cours du pétrole chutent drastiquement. Le pays, dont l’économie est dépendante des hydrocarbures, peine depuis à sortir de la crise, malgré quelques efforts de diversification.
Conséquence, pour les Algériens : le travail manque. Ryad, tout comme son frère disparu, est la plupart du temps au chômage. Avant son départ, ils vivaient tous les deux chez leurs parents, faute de revenus suffisant. « Le matin, je me lève, et puis je passe ma journée dans le quartier, voilà, raconte-t-il. Parfois, je joue au football. Mais moi, mon rêve, c’était les Beaux-Arts. Je n’ai jamais pu le réaliser ».
« Pour les personnes sans travail, c’est très dur de survivre dans le pays. Mais même pour ceux qui ont un emploi, la vie est difficile, avance Nedjib Sidi Moussa, docteur en sciences politiques. En Algérie, le droit du travail est peu respecté, et pour l’ouvrier comme le médecin, il est très compliqué de se sentir reconnu. Se projeter dans l’avenir est quasiment impossible, sans compter l’impact de la pandémie de Covid-19. Empêchés de partir de façon légale, à cause des restrictions de visas, beaucoup choisissent de prendre la mer ». Et de collecter les 3 000 à 6 000 euros nécessaires, d’après le journal El Watan, pour rejoindre les côtes andalouses.
La promesse déçue du changement
Le hirak, ce soulèvement populaire entamé en février 2019 contre le système en place, avait pourtant ravivé les espoirs de la jeunesse algérienne. « Les personnes qui pensaient à partir s’étaient ravisées. Ces manifestations de masse, chaque vendredi, promettaient un véritable changement », affirme Nedjib Sidi Moussa. Deux ans plus tard, leurs attentes ont été douchées par un système qui s’est certes fissuré, mais qui tient bon. La population, dont l’âge médian ne dépasse pas 30 ans, doit encore composer avec une classe politique vieillissante, qui campe sur les acquis de la guerre d’indépendance.
D’après Saïd Salhi, « la déception est immense », et la parenthèse, « belle et bien refermée ». D’autant plus que « les libertés individuelles se sont restreintes ». « La répression continue qui s’applique sur les Algériens ne fait que saper encore davantage leur moral, abonde Nedjib Sidi Moussa. Ils subissent ce qu’on appelle la ‘mal vie’, ce sentiment d’oppression un peu diffus, qui vous empêchent de vous projeter. Même si vous êtes en Algérie, votre esprit est ailleurs. Toutes vos ambitions sont guidées par l’ailleurs ».
Cette année, tous les amis de Ryad sont partis. « À l’âge de mon frère, normalement, on est censé imaginer sa vie, ce qu’on va faire plus tard. Ici, à 18 ans, on organise son départ ». Jusqu’ici, le jeune homme n’avait jamais envisagé de partir pour l’Espagne. Mais depuis le départ de Skander, il y pense « un peu plus ». « Je ne veux pas partir pour travailler en Europe. Si un jour, je monte dans un bateau, ce sera uniquement pour aller chercher mon petit frère ».