Balade dans le « Little Sénégal » de New York
2 juin 2015« C’est par là, tout droit puis à droite, vous ne pouvez pas le rater ». Le vendeur de fruits, sous sa grande bâche rouge, n’a aucun doute. Le chemin pour aller au Sénégal, il le connaît. Il suffit d’aller au cœur d’Harlem, de descendre au métro de la 116e rue ouest, et de suivre ses indications : la première à droite.
Little Sénégal, le « Petit Sénégal » : deux ou trois blocs à peine, un microcosme, coincé sur la 116e rue ouest, entre la 5e et la 8e avenue. Ici, au cœur d’Harlem, la frontière nord de New York est encore loin mais déjà flotte comme un air de départ, une invitation au voyage. Les avenues commencent à ressembler à des autoroutes : de gros camions, aux cheminées salies par la fumée, transportant du lait ou de la ferraille, remontent vers le Bronx, accélérant vers l’Upstate ou à la traversée des Etats-Unis.
Des femmes en boubous moulants, des hommes à chapeau de guinguette avancent à grand pas sur le trottoir inégal, portable vissé à l’oreille. Dans la rue, dans les commerces de briques rouges, on blague en wolof, on se salue en arabe – « Salam Aleykum » – on commande en français, on se hug en anglais. Les coiffeurs, très nombreux, proposent toute la gamme de la chevelure africaine, nappy, lissés ou dreadlocks. La rue, inondée de soleil, semble comme en vacances, bercée par les chants des enfants qui courent vers Morning Side Park et le bruit des chaises longues que les vieux habitants du quartier déplient sur l’asphalte, dessinant comme une petite plage du golfe de Guinée face à l’océan de la rue.
Les pères fondateurs
Aujourd’hui, 20 000 Sénégalais vivraient à New York (d’autres disent 12000, certain 25000, le chiffre est incertain). Le quartier doit son nom, mais surtout sa réputation, à un film de Rachid Bouchareb, sorti en 2001. L’histoire est celle d’un vieux gardien de la Maison des esclaves sur l’île de Gorée, dans la baie de Dakar, partant pour New York, à la recherche des descendants de sa famille, déportés au Nouveau Monde. Les pères fondateurs de Little Sénégal sont eux arrivés bien plus tard, dans les annes 1980, poussés par la crise économique.
Les premiers arrivés, chefs de famille, peu éduqués, ont vite été abonnés aux jobs transitoires et précaires, taxi ou chantier, strapontins des nouveaux entrants. Mais les temps changent, et Pap Ndiouga Cissé en est la preuve. On pousse la porte du Baobab, son restaurant « panafricain » sur la 116e. Fine moustache, polo de printemps, regard tout doux, Pap s’assoit sur une table et joint les mains, un œil sur le téléphone, et l’autre sur l’heure du déjeuner qui approche.
Dakarois de 28 ans, débarqué à New York il y a 4 ans, Pap fait partie de la nouvelle génération des immigrés de Little Sénégal, celle qui veut monter en gamme et avoir sa part du gâteau américain. « Je suis venu étudier le droit pénal et la justice criminelle. Pour payer mes études, j’ai été cuisinier, avant de devenir assistant manager au Baobab », raconte-t-il. Le pays est loin, le mal du pays aussi. Pap ne s’en cache pas : « Je suis ici pour rester. Ici, il y a de l’emploi, des opportunités. Je suis en train de faire les démarches administratives pour devenir américain. »
« Même en France, il n’y a pas d’équivalent »
Le drapeau sénégalais barre l’horizon de rouge, de vert et d’or. Accroché à un échafaudage, il annonce les bureaux de l’Association des Sénégalais d’Amérique (ASA). Ses 4 000 membres et ses presque trente ans d’expérience (elle est née en 1988) en font l’une des plus grandes associations d’immigrés africains au monde. « Même en France il n’y a pas d’équivalent », insiste Dame Sy, secrétaire général de l’association.
Dans l’austère salle de réception, une galerie de portraits est accrochée aux murs. Miracle, ici, tout le Sénégal est réuni : le président Macky Sall y observe le visiteur avec dignité, juste à côté d’une photo de son prédécesseur et féroce opposant, Abdoulaye Wade. Le général colon Louis Faidherbe, gouverneur du Sénégal, y côtoie le premier président de l’indépendance, Léopold Sédar Senghor.
L’association est riche : ses adhérents s’acquittent de 10 dollars de cotisation par mois, soit un budget mensuel de plus de 300 000 euros, sans compter les aides du gouvernement sénégalais. En échange, l’ASA « aide les Sénégalais qui arrivent ici à trouver un logement, leur donne des conseils pour les papiers d’immigration, le permis de travail », explique Dame Sy. L’association fonctionne aussi comme une mutuelle, finançant les grosses dépenses de santé de ses membres et leurs funérailles.
Mais le « Petit Sénégal » ressemble plus à un concentré de l’Afrique de l’Ouest qu’à un Dakar en miniature. A la pharmacie du quartier, collée à l’association, le propriétaire est sénégalais, le manager nigérien, le technicien guinéen. « Ici on parle français », annonce un néon vert et rouge sur la devanture.
Même à Little Sénégal, la pharmacienne, Wassila, petite Algérienne pleine de vie, se sent « africaine jusqu’au bout de l’os ! » De son poste d’observation, elle observe les mille misères du quartier : « Les gens qui viennent ici ont souvent des problèmes de fatigue, de peau et d’articulation. Beaucoup de Sénégalais travaillent encore la nuit, comme taxi ou sur des chantiers. Leur vie n’est pas facile, ils demandent beaucoup de crème et de vitamines. »
La pauvreté s’est aussi installée au touristique marché Malcom Shabazz, deux-cents numéros plus haut. Sous les arcades, où l’on vend boubous, grigris et beurre de karité, Ibrahim interpelle les chalands depuis plus de douze ans. « Ici, il n’y a pas d’Américains, assure ce natif de Bamako. On a le Mali, le Sénégal, la Guinée Conakry, le Bénin… » A l’entrée du marché, un panneau interdit l’enregistrement de sons et de vidéos. « Certains ont des papiers, d’autres pas… », explique Ibrahim.
Un club de karaté reconverti en salle de prière
A Little Sénégal, les mosquées sont pleines à craquer, fréquentées par les Sénégalais, mais aussi par les Afro-Américains. Sur la 116e rue, les boutiques de boubous proposent aussi des voiles islamiques colorés. L’heure venue, un club de karaté se reconvertit en salle de prière. Les commerces ont leur petite caissette en carton, où le client peut glisser quelques billets verts, à destination du Centre culturel Islamique d’Harlem.
« Les premiers immigrés étaient très religieux », raconte un habitant du quartier. La Murid Islamic Community in America (MICA) a son quartier général dans une maison de briques, à vingt blocs au nord. « Les marabouts donnent des conseils, prêchent les bonnes valeurs, l’importance de la communauté et de la famille, d’aller à la mosquée, le fait de ne pas boire, de ne pas aller en prison », ajoute-t-on.
Le centre d’Harlem est aussi le cœur battant de la communauté afro-américaine. Martin Luther King y a sa rue et Malcolm X, légende du quartier, son avenue, mais aussi sa mosquée : la Malcolm Shabazz, qu’il a fondée en 1956. La relation avec les Afro-Américains n’a pas toujours été facile. « Mais aujourd’hui, ils sont très curieux de nous, assure Pap Ndiouga Cissé. Ils veulent en savoir plus sur leur continent d’origine. Beaucoup d’entre eux voyagent maintenant, vont faire du tourisme en Afrique. En plus, on peut tous être victime de racisme : l’union fait la force. »
Maquis d’Abidjan ou boui-boui de Dakar
L’heure du déjeuner approche. Dans les cuisines des restaurants, la friture est reine, la farine fufu se mêle aux cubes Maggi, aux ingrédients du thieray, le couscous sénégalais, et au poivre noir du Cameroun. Mais les prix ne sont plus ce qu’ils étaient. La fin de l’insécurité et l’essor du tourisme poussent les additions vers les sommets. Sur la 116e rue, un deux-pièces se loue aujourd’hui à 3 000 dollars (2 738 euros) par mois.
Les commerces sénégalais partent, ou montent en gamme. Le restaurant La Savane a récemment été visité par le New Yorker, plutôt habitué au sud de Manhattan. Sur le boulevard Frederick Douglass, la célèbre pâtisserie sénégalaise, Les Ambassades, pratique aujourd’hui des tarifs new-yorkais, c’est-à-dire très chers. Sa terrasse tient plus du café parisien que des maquis d’Abidjan ou du boui-boui de Dakar.
Alors, Little Sénégal, dans dix ou vingt ans ? « Je ne sais pas si ça existera encore, soupire Dame Sy. Il est vraiment très dur d’habiter à Harlem maintenant. Les loyers sont vraiment trop chers. » La 116e semble sur le départ, ses habitants en partance pour les contreforts de New York. Pap a fait le choix du Bronx, Wassila celui du sud de Brooklyn. Mais la jeune pharmacienne algérienne ne ressortira pas indemne de son passage à Harlem : « Ça m’a donné vraiment très envie d’aller au Sénégal ! J’y passerai sûrement en rentant au pays ! »
Bruno Meyerfeld (contributeur Le Monde Afrique, à New York)