« Passer le permis, avoir un logement, une carte bleue, rien de tout cela n’est possible » : Kandé Touré, une vie sans papiers

« Passer le permis, avoir un logement, une carte bleue, rien de tout cela n’est possible » : Kandé Touré, une vie sans papiers

24 décembre 2020 Non Par Fatou Kane

Arrivé en France en 2001, Kandé Touré, Malien de 44 ans, a travaillé pendant 15 ans le plus discrètement possible, sous l’identité d’un oncle ou d’un cousin dont il empruntait les papiers. Aujourd’hui sans emploi, il a décidé de ne plus se cacher. Au sein d’un collectif, il se bat pour la régularisation des travailleurs en situation irrégulière.

Pendant 17 ans, Kandé Touré s’est tu. Travailleur sans-papiers, il avait appris à vivre sans mentionner sa véritable identité, sa situation, son adresse. En 2018, tout a changé. Après avoir perdu son emploi, ce Malien de 44 ans a été expulsé de son foyer. Puisqu’il n’a « plus rien à perdre », Kandé a décidé de ne plus se cacher : il est devenu l’une des figures de la lutte pour la régularisation des travailleurs sans-papiers.

Vendredi 18 décembre, il a défilé aux côtés de centaines d’autres sans-papiers et manifestants à Paris pour l’acte IV de la Marche des Solidarités. Kandé Touré n’a loupé aucune de ces marches. Il y en a eu trois autres depuis le 30 mai. Vendredi, il avait de nouveau apporté sa banderole appelant à régulariser les travailleurs sans-papiers de Montreuil.

Si aujourd’hui le Malien assume d’être un des visages du mouvement, c’est parce qu’il a l’impression d’être passé à côté d’une partie de sa vie. « Les nouveaux qui arrivent aujourd’hui, je suis prêt à les aider pour qu’ils ne vivent pas comme nous, sans-papiers, sans droits », assure-t-il.

Quelques heures avant la manifestation, Kandé Touré nous a donné rendez-vous devant le hangar de Montreuil où il vit avec d’autres sans-papiers. En coupe-vent noir, des chaussures boueuses aux pieds, cet énergique Malien raconte son histoire en arpentant la ville qu’il connaît désormais « par cœur ».

Une meilleure vie

Kandé Touré est né en avril 1976, dans la région de Kayes, à l’ouest du Mali. Avec huit enfants à nourrir, ses parents – cultivateurs d’arachides – ont du mal à nouer les deux bouts. Kandé Touré est l’avant-dernier de la fratrie. Dans la famille, on le dit « courageux et social ».

« J’avais un oncle qui était déjà en France. Il voulait que je vienne travailler ici pour avoir une meilleure vie. Il me disait que ça serait bien pour moi », se souvient le Malien.

Ses parents n’hésitent pas à laisser partir leur fils. L’oncle lui obtient un visa de travail et le jeune homme, alors âgé de 25 ans, s’envole pour Paris à la fin de l’année 2001. Dès son arrivée, il s’installe au foyer de travailleurs Bara, à Montreuil (Seine-Saint-Denis) où vivent déjà son oncle et un cousin.

Construit en 1968 et prévu pour héberger quelque 400 personnes, en 2001 cet hébergement est surpeuplé et décati. Comme beaucoup d’autres, Kandé dort dans des couloirs et souffre du bruit permanent.

« La première année, je n’ai pas travaillé. Je suivais des cours de français et d’anglais à la mairie de Montreuil », raconte-t-il. Son visa expire et Kandé Touré entre dans l’illégalité. Pour travailler, il prend les papiers d’identité de son oncle. En 2003, il trouve son premier emploi dans une entreprise de restauration collective. Il est embauché comme plongeur. Pendant trois ans, il fait la vaisselle, récure les légumes et lave les sols et tables des cantines d’une entreprise à la Défense.>> À (re)lire : « 

Kandé Touré travaille dur mais il n’a pas d’autre choix que de déposer son salaire sur le compte en banque de son oncle. Ce dernier n’hésite pas à piocher dans les sommes rassemblées par son neveu. « Je ne pouvais rien faire, je travaillais sous son identité et le compte était à son nom », déplore le Malien qui se dit aujourd’hui en colère contre cet oncle. En plus du vol de son argent, il ne l’a jamais orienté vers des démarches de régularisation. « Quand je suis arrivé, je ne connaissais rien, je ne savais pas du tout quelle était la marche à suivre pour obtenir des papiers ».

« Rien n’était possible »

En 2006, un ami militaire lui parle de la légion étrangère. Au sein de ces troupes de ressortissants étrangers qui combattent pour la France, il est possible d’être naturalisé après trois ans de service si l’on obtient de bonnes appréciations. Mais les épreuves de sélection sont très exigeantes. Il passe des tests physiques, visuels et psychologiques : sa candidature est refusée. Ses problèmes de vue seraient en cause. « C’est à cause du produit nettoyant que j’ai longtemps utilisé pour nettoyer les sols dans les cantines », pense savoir Kandé Touré, qui porte aujourd’hui des lunettes. « À cette époque, tout ce que je voyais était bleu parfois. »

Il retrouve rapidement un emploi au sein d’une autre entreprise de restauration collective. Cette fois-ci, il se fait engager avec les papiers d’identité de son cousin. Mais, au bout de quelques mois, fatigué de cette vie de « mensonges et d’illégalité », il décide de parler de sa situation à son patron.

« J’avais envie de passer mon permis, de prendre un logement, d’avoir une carte bleue. Rien de tout cela n’était possible », déplore-t-il. Son patron refuse d’en parler à son supérieur « par peur de se faire lui-même virer ». Finalement, le jeune homme démissionne et s’inscrit dans une agence d’intérim, en reprenant cette fois-ci les papiers de son oncle.

« Tout le monde croyait que j’étais né ici »

Kandé décroche des missions dans l’hôtellerie. Le secteur manque cruellement de main d’œuvre et le Malien ne compte pas ses heures. De 2010 à 2018, l’agence le fait travailler sans interruption. « J’ai commencé à l’Ibis Bastille », se rappelle-t-il. « J’étais très heureux là-bas. »>

Puis il sera embauché à l’Ibis d’Orly (en région parisienne), à l’hôtel Marriott, dans le 14e, aux Jardins du Marais, un quatre étoiles au cœur de Paris. « Tout le monde croyait que j’étais né en France », confie-t-il avec fierté. 

Il travaille jusqu’à 16 heures par jour – « de 6h à 15h à Bastille puis de 17h à minuit à Orly ». Son salaire lui permet parfois de se sous-louer un appartement dans Paris. Sinon, il retourne au foyer Bara de Montreuil.

Descente aux enfers

Kandé se construit aussi une vie sociale, sort avec ses collègues. Mais tout le monde ignore qu’il est sans-papiers. « Pendant des années, on a fait la fête ensemble. Je ne leur ai jamais dit que j’étais en situation irrégulière, j’avais honte et maintenant je regrette. Ils auraient pu m’aider », confie-t-il. 

À cette période là, le jeune Malien fait aussi la connaissance d’une Française d’origine malienne. Mais, dit-il, sa situation inquiète son amie qui finit par rompre.

En 2018, la vie de Kandé bascule. Employé dans un hôtel du 15e, il doit se présenter avec ses documents d’identité pour « une réunion avec tous les directeurs ». Il sera licencié. « J’ai été convoqué le lendemain et j’ai dû partir », raconte-t-il sobrement. 

La descente aux enfers se poursuit quand les travailleurs sans-papiers du foyer Bara doivent définitivement quitter les lieux en novembre 2018. Insalubre, le foyer est destiné à la démolition. Relogés dans un autre bâtiment, les anciens « Bara » en seront à nouveau expulsés un an plus tard, en octobre 2019.

C’est à ce moment-là que Kandé Touré a décidé de s’engager pour la défense des sans-papiers. « On a été traités comme si on n’était pas humains, comme si on était arrivés hier », se souvient-il.>

Être régularisé pour reprendre le travail

Sur les banderoles qu’il brandit désormais à chaque manifestation, il a écrit « Sauvez les travailleurs sans-papiers ». Un cri de détresse pour alerter sur la situation des quelque 270 sans-papiers qui vivent dans un hangar de Montreuil dans des conditions indignes : une douche unique, sans eau chaude, une électricité balbutiante et aucune fenêtre dans le hangar sombre où ont été entreposés des dizaines de lits superposés.

Pour Kandé Touré, l’engagement politique est aussi une manière de faire face au désœuvrement depuis qu’il a perdu son emploi. « Ça me fait du bien de sentir que je ne suis pas seul à défendre mes revendications. »

Ce vendredi 18 décembre, une heure avant le début de la manifestation, Kandé, posté à l’entrée du métro de la mairie de Montreuil, court dans tous les sens. Il faut distribuer les tickets de métro aux sans-papiers qui souhaitent rejoindre la marche, remplir les attestations de déplacements et rappeler les consignes en cas d’arrestation. Une fois ce travail effectué, Kandé et ses camarades rejoignent le centre de Paris, et déplient rapidement leurs banderoles. La manifestation est sur le point de partir. Kandé Touré, tout sourire, lève déjà le poing et entonne : « So-so-so-solidarité avec les sans-papiers ».