« Trois de mes copains sont morts en mer, je suis parti à mon tour le lendemain de leur décès »

« Trois de mes copains sont morts en mer, je suis parti à mon tour le lendemain de leur décès »

17 décembre 2020 Non Par Fatou Kane

Babacar a 18 ans et fait partie des plus de 8 000 migrants arrivés au mois de novembre sur les Îles Canaries. Le Sénégalais connaissait les risques de la traversée. En connaissance de cause, il a décidé de prendre la mer. Témoignage.

« Allô… allô Ousmane ? Il a raccroché ». Babacar tente de joindre son oncle. Le jeune Sénégalais de 18 ans attend devant un hôtel de Maspalomas, un grand bâtiment de 8 étages, qui héberge des centaines de migrants arrivés sur les Îles Canaries faute de place dans des camps d’accueil. Son oncle Ousmane se trouve apparemment dans cet hôtel. Ils ont été séparés à leur arrivée sur l’Île de Grande Canarie.

« Il a sa femme au Sénégal, ses deux enfants et sa mère. C’était un pêcheur. Mais la vie est dure au Sénégal et il n’arrivait plus à faire manger sa famille. C’est pour cela qu’on a décidé de venir ici tenter notre chance en Espagne. »

Les deux hommes sont arrivés début novembre. « On a mis cinq jours », explique Babacar tout en écrivant un message, les yeux rivés sur son smartphone. Il s’est procuré une puce espagnole pour pouvoir téléphoner ici.

Babacar raconte qu’ils sont partis de Saint-Louis, la ville où ils vivaient, sur la côté au nord du Sénégal. 

Lui et son oncle ont embarqué avec 75 autres passagers. « Au départ, il y avait un enfant de 14 ans dans notre bateau. On ne voulait pas qu’il monte à bord, on lui a dit que la mer est trop dangereuse, qu’on pouvait tous mourir. Mais il nous a imploré. Alors on l’a aidé, on lui a donné nos habits contre le froid, on lui a donné notre nourriture quand il avait faim. »

Tous les passagers seraient arrivés sains et sauf aux Canaries. « Les conditions météo étaient favorables. On a quitté le Sénégal et jusqu’ici on n’a pas eu de mort, pas de blessés. »

« Pendant deux jours, j’avais peur, j’étais fou »

Le risque est pourtant très élevé. Avec ses forts courants, la route de l’Atlantique est encore plus dangereuse que la traversée de la Méditerranée. Depuis le début de l’année, au moins 500 personnes sont mortes en tentant d’atteindre l’archipel espagnol selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), sans compter les embarcations qui disparaissent sans qu’on ne le sache.

Un danger dont Babacar avait conscience, d’autant qu’il a lui-même récemment perdu des proches sur cette route. 

« Trois de mes copains sont morts en mer quand je vivais encore à Saint-Louis. C’est le lendemain de leur décès que je suis parti à mon tour. Je l’ai appris le matin et le soir je suis parti. » 

L’un de ses amis décédé n’aurait plus réussi à payer son loyer au Sénégal, ce qui l’aurait pousser à partir.

« Je ne suis pas un pêcheur, je ne suis jamais allé en mer. A un moment précis pendant la traversée, pendant deux jours, j’avais peur, j’étais fou. Mais après je suis devenu calme. Je me suis dit, si je dois mourir là, je vais mourir là, c’est Allah qui l’aura voulu. Si je dois arriver en Espagne, j’arriverai en Espagne. »

Babacar est musulman et se dit très croyant. « Si on nous rapatrie, on dira que c’est le destin. On est là pour travailler, pas pour faire du vagabondage ou je ne sais quoi. On est là pour travailler. »

Le Sénégalais affirme avoir un baccalauréat scientifique et surtout qu’il joue au football à un niveau qui pourrait lui permettre de gagner de l’argent. « Les Espagnols ont de bons joueurs, mais moi aussi, je joue très très bien ».

En Afrique, dit-il, « nos dirigeants sont des vautours. Ils sacrifient nos ressources, il sacrifient la jeunesse. Ils envoient leurs propres enfants aux Etats-Unis ou ailleurs pour faire des études. Nous, on reste là-bas, on a des diplômes, mais on ne trouve pas de travail. »

Solidarité d’une habitante

Devant l’hôtel, les choses s’agitent. Les balcons se remplissent de migrants venant voir ce qu’il se passe au pied du bâtiment, car Babacar n’est pas le seul à la recherche d’un proche. Plusieurs personnes, notamment des Marocains, tentent de rentrer dans l’établissement. Mais l’entrée leur est interdite. La Croix Rouge gère l’accueil et a des règles très strictes.

Babacar est alors rejoint par une Espagnole, un uniforme de la Poste sur les épaules. Cette mère de famille de 49 ans a décidé de l’aider. Tous les deux se seraient rencontrés près d’une plage. « Je travaillais quand je l’ai rencontré », explique-t-elle. Puis j’ai livré des lettres et des colis à l’hôtel où il était logé avant. Maintenant je vais l’emmener chez moi et l’héberger ».

Elle confie ne pas parler le français, que la communication est encore un problème.

« On n’a pas encore pu beaucoup communiquer à cause de la langue mais son rêve est d’avoir un futur meilleur, de travailler, de faire des études et de soutenir sa famille. Vous savez, ce n’est pas la même chose à l’hôtel. Chez moi, il va peut-être se sentir plus en confiance, s’ouvrir et parler de ses sentiments. »

Babacar, lui, a pu téléphoner plusieurs fois à son père. Il ne l’avait pas prévenu de son départ. « Il n’aurait pas accepté que je parte. Mais j’ai des frères et sœurs et je suis l’aîné de la famille. J’ai une responsabilité envers eux. »