Amara, Ivoirien en Libye : “J’étais enfermé et on nous jetait de la nourriture depuis le toit”

Amara, Ivoirien en Libye : “J’étais enfermé et on nous jetait de la nourriture depuis le toit”

19 août 2022 Non Par Fatou Kane

Amara Sidibe, un jeune migrant ivoirien, affirme s’être enfui au mois de juin d’une « prison » non-officielle à l’ouest de Tripoli, en Libye. Selon lui, toutes les portes de ce lieu étaient closes. Les migrants étaient forcés d’entrer dans le bâtiment à travers une ouverture dans le toit, à l’aide d’un système de poulie. Témoignage.

Amara Sidibe, un Ivoirien qui dit avoir 16 ans, passe ses journées dans une petite bâtisse sommaire et insalubre de la ville de Zaouïa, en Libye. Il dort à même le sol, à côté de trois autres hommes, migrants ivoiriens comme lui. Il prend garde de ne pas sortir à l’extérieur, car il est terrifié à l’idée de croiser des “civils” libyens, ces hommes qui font régner la loi et qui pourraient l’attaquer sans raison, dit-il. À l’intérieur de cette structure faite de parpaings, il tente de se reposer. Car Amara Sidibe doit se remettre de ses émotions : il a récemment réussi à s’enfuir d’un centre de détention – un lieu non-officiel dont l’ONU n’a jamais entendu parler – où des exactions sont commises quotidiennement à l’abri des regards, selon lui. Témoignage. 

“J’ai pris la mer une nuit, avant le mois de carême [qui a débuté le 2 mars 2022, ndlr]. J’étais sur un zodiac avec une centaine d’autres personnes. Il nous a fallu trois heures environ pour arriver dans la zone SAR libyenne [la zone de recherche et de sauvetage sillonnée notamment par les navires humanitaires, ndlr] mais malheureusement il n’y avait pas de bateau de sauvetage. Nous avons contacté des secours mais l’Ocean Viking était trop loin pour venir nous chercher. Nous sommes restés en mer pendant 9 heures. Finalement, les Libyens sont venus nous récupérer.

“Ils ont attaché une corde autour de nos corps et nous ont fait descendre, un par un”

À notre retour sur terre, nous avons d’abord été envoyés dans un centre à Al Zawiya [ville du nord-ouest de la Libye, ndlr]. Puis, un certain Oussama, un Libyen, est venu et nous a transférés à Wershafana [un quartier situé dans l’ouest de Tripoli, ndlr]. On s’est retrouvé dans un lieu, qu’on appelle « le centre Wershafana », qui ressemble à une ancienne usine. »

En Libye, une nouvelle milice sème la peur parmi les migrants

Contacté par InfoMigrants, le Haut-Commissariat des Nations unies aux réfugiés (HCR), qui a accès aux centres de détention gérés par le ministère de l’Intérieur libyen, indique ne pas connaître le centre Wershafana. Cet endroit ferait partie des lieux non-officiels dans lesquels sont enfermés des migrants dans le pays.

La zone de Wershafana est connue pour abriter l’un des pires centres de détention du pays, le centre Maya, dirigé par l’Autorité de soutien à la stabilité (ASS), une milice à la cruauté notoire. L’ONU n’a pas accès à ce centre, non-officiel lui aussi. Les exactions dans la prison de Maya sont bien connues. L’organisation Libya Crimes Watch ainsi qu’Amnesty International ont toutes deux alerté, ces dernières années, sur des cas de tortures, de travail forcé, de prostitution forcée ainsi que sur une suroccupation des lieux, assortie d’un manque d’eau et de nourriture.

Selon MSF Libya, également contactée par InfoMigrants, Wershafana et Maya sont un seul et même centre.

« C’était comme une boîte : il n’y avait pas de sorties, les portes étaient fermées, mais il y avait une ouverture dans le toit.

Les Libyens nous ont fait grimper sur le toit du bâtiment à l’aide d’échelles puis ils ont attaché une corde autour de nos corps et nous ont fait descendre, un par un, dans le bâtiment à travers cette ouverture dans le toit. Le toit était à environ sept mètres de haut, je dirais.

J’ai connu quelqu’un là-bas qui est tombé en descendant. Ses deux pieds ont été cassés. Mais là-bas, il n’y a pas de docteur.

“Ils donnent du pain, tu luttes, si tu gagnes tu vas t’asseoir à ta place, et c’est fini”

La nourriture, aussi, arrivait du toit. Ils [les personnes qui détenaient les migrants dans ce lieu, ndlr] nous jetaient du pain. Le pain tombait par terre et il n’y en avait pas assez pour tout le monde. On était environ 350 personnes dans un même espace. Des Ivoiriens, des Sénégalais, des Camerounais, des Gambiens. Il fallait lutter pour manger. C’est comme ça que ça se passe là-bas : ils donnent du pain, tu luttes, si tu gagnes tu vas t’asseoir à ta place, et c’est fini.

Chaque jour, il y a des morts dans cette prison. Chaque jour, vous pouvez mourir. Vous êtes assis, vous vous regardez, vous attendez le jour de votre mort.

Pour sortir, il fallait payer une rançon. Ils nous demandaient 800 000 CFA [plus de 1200 euros, ndlr] pour pouvoir sortir. C’est énorme pour un migrant. En deux mois là-bas, je n’ai vu que deux ou trois personnes être autorisées à partir.

Sur une vidéo, qu’Amara Sidibe a filmée et nous a transmise, un homme est libéré de ce lieu via le même système décrit plus haut. L’homme est attaché à une corde et, grâce à ce qui ressemble à un système de poulie, il est hissé jusqu’à l’ouverture situé dans le toit, à plusieurs mètres du sol.

“Beaucoup d’hommes ont été tués pendant mon évasion”

Une nuit, la porte fermée vers le dehors s’est ouverte. Des hommes sont entrés pour, apparemment, nous parler. On ne sait pas ce qu’ils venaient nous dire, mais on n’a pas attendu de le savoir. On les a bousculés pour pouvoir sortir et on est partis en courant.

Moi je suis parti, je n’ai rien cherché à savoir. À l’extérieur, il y avait une cour et j’ai vu un grand portail. Je me suis dirigé vers là, puis j’ai vu qu’on était près de la mer. Les mafieux [les geôliers du centre de détention, ndlr] ont essayé de nous rattraper en voiture, ils ont commencé à tirer avec leurs armes, beaucoup d’hommes ont été tués ce jour-là.

Amara Sidibe est désormais réfugié dans un bâtiment insalubre de la ville de Zaouia, en Libye. Crédit : DR
Amara Sidibe est désormais réfugié dans un bâtiment insalubre de la ville de Zaouia, en Libye. Crédit : DR

Moi j’ai marché pendant 3 heures sur la plage. Au bout d’un moment, je me suis caché sous une table dans la rue, pour pouvoir dormir. Au petit matin, j’ai aperçu des Africains dans la rue. Ils partaient au travail. Je les ai suivis, puis je leur ai parlé. Je leur ai dit : ‘Je viens de m’évader du centre Wershafana’. Ils connaissaient cet endroit. Ils savaient qu’il y avait des morts chaque jour dans cette prison. Alors, ils m’ont aidé. C’est grâce à eux aujourd’hui que je suis encore là.”